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Critiques

THE NAMES OF THE FLOWERS

Bahman Tavoosi

par Gérard Grugeau

Désormais installé au Canada, le cinéaste d’origine iranienne Bahman Tavoosi aime se colleter aux détours de l’histoire, ses dénis, ses oublis volontaires ou instrumentalisés. À preuve : son documentaire mâtiné de fiction A Dress Rehearsal for an Execution (2013) qui redonnait sa pleine existence à une photographie de Jahanzir Razmi, lauréat du Prix Pullitzer dans le domaine du journalisme en 1979. Restée anonyme durant 27 ans, cette photographie sortie de l’ombre montrait l’exécution de prisonniers politiques en Iran durant la période postrévolutionnaire. Aujourd’hui, toujours taraudé par des récits qui hantent la mémoire des peuples, Bahman Tavoosi se risque sur le terrain de la fiction avec une œuvre singulière qui se déroule sur les hauts plateaux boliviens et convoque à l’écran le souvenir du Che, abattu en 1967 dans une école abandonnée du village de La Higuera. Conte aux accents kiarostamiens, The Names of the Flowers est un objet énigmatique, parfois déroutant par sa structure mais qu’il serait dommage de laisser glisser dans les limbes des œuvres passées trop vite sur nos écrans. Et ce, parce que le film côtoie le monde des fantômes avec une haute exigence, porté par un regard politique incisif et une poésie mélancolique où l’être-là des personnages (notamment Susana Condori, comédienne non-professionnelle) s’impose avec force dans le décor naturel des Andes tout en se déployant dans le temps en cours du cinéma.

Coproduction entre la Bolivie, le Canada, les États-Unis et le Qatar, The Names of the Flowers s’attache à l’histoire de Julia, une vieille femme vivant en montagne qui, à l’occasion des festivités entourant le cinquantième anniversaire de la mort de Che Guevara, est invitée à évoquer sa rencontre de jadis avec le célèbre révolutionnaire. Alors qu’elle était enseignante, notre héroïne aurait en effet servi une soupe au Che dans l’école où il était détenu et l’homme, en retour, lui aurait récité un poème. Bientôt, une autre femme crie au mensonge et présente sa propre version des faits, se limitant par ses dires au don de la soupe, sans faire la moindre référence aux fleurs et au poème. À l’ère des fausses nouvelles, où se loge la vérité, semble nous dire Bahman Tavoosi.

Dans ce glissement de lecture concernant un fait qui se veut historique réside sans doute le sens de l’allégorie politique que propose The Names of the Flowers. Si les autorités en place célèbrent le Che, c’est avant tout pour tirer profit du tourisme lié au mythe et à l’aura toujours vivante du personnage, comme en témoignent les films projetés, la nuit venue, ou l’immense photo du guérillero mort, déroulée sur un mur du village. La figure politique, elle, dérange davantage et libre à nous de penser que l’existence revendiquée du poème (immortalisé dans le titre même du film) est là pour prendre acte d’une parole et d’une offrande partagées autrefois, comme le soutient l’enseignante. Il y aurait donc là instrumentalisation de l’histoire que l’État purge ainsi de son potentiel dialectique (et insurrectionnel) tout en emprisonnant les réfractaires au discours officiel. Au travestissement du réel, Tavoosi oppose la force tranquille de la vieille femme que l’on veut maintenir à l’écart des cérémonies et que l’on somme de respecter les faits. Mais en marchant en procession derrière son fils qui la précède sur les chemins montagneux, Julia reste fidèle à ce souvenir qui l’habite et, à chaque voyage au village, elle reconduit le récit d’une histoire officieuse, la sienne, que l’on peut sans doute associer à celle de tous les spoliés de la vérité. Autant dire que c’est cette présence butée liée à une certitude inébranlable qui fait la grandeur de cette femme au visage impassible et la beauté secrète du conte dont nous gratifie l’écriture riche et sensible de Tavoosi.

Sur les plans narratif et formel, le cinéaste joue ouvertement la carte du conte. Dès la première séquence, une voix off au féminin égrène l’histoire de Julia alors que le texte dit s’écrit en lettres manuscrites à l’écran, créant ainsi une distance avec le récit tout en lui conférant en quelque sorte la valeur inaliénable d’un document historique. Ce principe de dédoublement entre la voix et l’écrit sera reconduit tout au long du film, à la manière d’un livre chapitré qui déplie son arborescence en faisant avancer l’action. Entre les têtes de chapitre, le cinéaste ne craint pas cependant de nous égarer. De l’école au village, en passant par la maison de la vieille femme et un lac sacré aux vertus soi-disant miraculeuses (une autre fausse histoire ?), notre regard cherche ses repères, précipité dans un dédale de lieux qui inscrit le film dans un espace aux contours aussi flous que fluctuants qu’il nous faut apprivoiser comme les coulisses parfois trompeuses de l’Histoire. De fait, The Names of the Flowers est un film enquête, un puzzle intriguant qui nous met très vite dans les pas d’un homme à la solde du pouvoir militaire cherchant à percer l’énigme de cette vieille femme dont les comportements compromettent les festivités.

Ce lien à l’enquête et ses faux-semblants nous amène au cinéma d’Abbas Kiarostami. Faisant écho à Où est la maison de mon ami ?, l’investigateur exhibe un papier sur lequel on peut lire « Où est la maison de l’enseignante qui a donné la soupe à Che Guevara ? ».  Cette filiation kiarostamienne sur le thème de la quête se retrouve aussi dans la répétition musicale de plusieurs motifs esthétiques que le critique Alain Bergala liait à « la mémoire interne » des films du maître iranien. Mentionnons le recours à l’habitacle de la voiture comme lieu d’observation du monde, les routes sinueuses qui zèbrent le paysage, et le cadre dans le cadre qui renvoie au leurre du dispositif cinématographique. L’influence de Kiarostami ne saurait toutefois faire ombrage à l’efficacité allégorique des images de Bahman Tavoosi que vient renforcer ici un travail minutieux sur le son (déflagrations, chants patriotiques, bruits naturels, cris d’enfants, nouvelles à la radio faisant état de la situation économique difficile de la Bolivie et dénonçant les politiques du FMI).

En s’intéressant tour à tour à la résurrection d’une photographie censurée dans A Dress Rehearsal for an Execution, puis au détournement d’un fait historique dans The Names of the Flowers, Bahman Tavoosi assoit les bases d’une œuvre originale qui interroge les falsifications de l’histoire. Cet attachement au réel susceptible de nous « révéler » le monde se double chez lui d’une réflexion sur le cinéma comme objet d’étude doté d’une grande puissance d’illusion. Voilà de toute évidence un auteur qui prend plaisir dans sa démarche artistique à mettre en place un jeu de miroirs des plus passionnants dont nous attendons avec impatience les futures incursions.


30 juin 2021