The Neon Demon
Nicolas Winding Refn
par François Jardon-Gomez
À quoi rime le formalisme de Nicolas Winding Refn, qui divise la critique depuis Only God Forgives ? Plus qu’un simple esthète adepte de propositions soignées, mais vides de sens, Refn est un symboliste, dans la tradition théâtrale du terme qui demande un récit presque statique et des personnages sublimes (au-dessus du réel) au service de la représentation d’un univers mental onirique. Le travail formel du cinéaste danois rappelle celui d’un Romeo Castellucci sur les scènes de théâtre contemporaines : il déploie un fil narratif ténu en plusieurs scènes (voire tableaux) où l’expérience sensorielle est partie prenante du discours. Le cinéma de Refn est d’abord affaire de sensations et de pulsions, ce à quoi répond l’esthétique hyperléchée que préconise le réalisateur, qui œuvre dans l’ordre du refoulé, de la psychanalyse et du rêve.
Comme dans Drive et Only God Forgives, ses deux films précédents, The Neon Demon adopte un rythme très lent qui permet au cinéaste de cultiver la tension : inévitablement, quelque chose va mal tourner. Et, comme à l’habitude, le déversement de violence sera impulsif, sanglant et grotesque. Refn travaille surtout l’horreur par l’expressionnisme de sa mise en scène, usant de tous les effets possibles pour faire de plusieurs plans une menace latente. Il continue de se poser en héritier de Jodorowsky, mais aussi de Dario Argento, tant The Neon Demon contient de renvois à Suspiria, en version moins gore (même le motif de la tapisserie dans la chambre de motel de Jessie, la jeune mannequin à peine débarquée à Los Angeles, évoque celui de la chambre où Pat meurt au début de Suspiria). Le contraste entre la noirceur des âmes et les paillettes, le glitter et les couleurs vives qui traversent l’écran est envoûtant. Refn joue de la tension entre statisme des corps et mouvement de la caméra, de la couleur et du son, si bien que ces derniers éléments donnent parfois l’impression de pulser à l’écran. L’utilisation alternée du travelling et du zoom, entre autres effets optiques, donne aussi l’impression que l’on se promène dans un univers hors du monde – les scènes d’extérieur permettent à peine de reconnaître Los Angeles et les intérieurs placent souvent les corps au milieu d’un grand espace blanc, noir ou beige, vide de toute signification.
Refn aime de toute évidence les figures, les clichés, les formules. Or, il est finalement assez peu intéressé à pervertir ces clichés; il s’en sert plutôt comme vocabulaire pour construire ses films. Mais si le cinéaste est un symboliste, il n’est pas un moraliste qui se préoccuperait de la profondeur de son discours. On peut évidemment voir dans The Neon Demon une critique de l’univers de la mode, du culte de la beauté et de la superficialité qui ronge le monde. Mais ce serait faire fausse route que de juger le film sur ces questions puisqu’elles sont davantage le point de départ que le point d’arrivée de l’œuvre. En fait, The Neon Demon est un conte cruel (de filles cruelles), détourné des fonctions rassurantes qu’on associe habituellement au genre. Les êtres qui traversent l’écran ne sont pas des personnages, mais à peine des idées ou des passions. Jessie est la Beauté; Ruby est le Désir; Gigi et Sarah sont la Jalousie. Il y a un peu de Blanche-Neige et de la Reine maléfique dans chacune de ces femmes, obsédées par l’idée du miroir qui leur révèle qu’une autre est plus belle. Ruby, Gigi et Sarah sont également des sorcières qui tentent de s’approprier le pouvoir de Jessie (le bain de sang final est un trope récurrent des witches), à défaut de savoir le contrôler. Le point de pivot du récit arrive à la moitié du film : oscillant entre réalité (elle fait son premier défilé de mode dans lequel elle est le clou de la soirée) et onirisme (elle y rencontre presque littéralement le « démon de néon » du titre, sorte de triangle d’abord bleu, puis rouge lorsque inversé, qui symbolise sa propre féminité et son passage vers un monde sexué). Jessie devient Narcisse, obsédée par sa propre beauté – elle s’embrasse d’ailleurs elle-même sur un miroir, objet étranger ni à aux contes de fées ni à la psychanalyse.
L’usage répété de sons de synthèse dans la trame musicale de Cliff Martinez rappelle également que tout ce qui se déroule à l’écran est artificiel. Les sons contribuent à la distance que prend Refn par rapport à ses personnages. Réduits à leur plus simple expression, ils sont presque vidés de toute intériorité et sans histoire personnelle. En ce sens, l’état final ou initial des personnages importe moins que le moment de transition que constitue le film, où ces corps peuvent espérer, souffrir, désespérer, ressentir. En continuant de construire un univers amoral, sans héros ni méchants parfaitement identifiables, Refn poursuit dans la veine de Only God Forgives et livre un film qui marie beauté et laideur pour embrasser toute l’inquiétante étrangeté de l’une comme de l’autre.
La bande annonce de Neon Demon
8 juillet 2016