The Nest
Sean Durkin
par Céline Gobert
The Nest s’intéresse à un père de famille (Jude Law) qui, en essayant de faire fortune et de vivre la vie des ultra-riches (manoir, grandes écoles et cheval dans la cour y compris), va provoquer l’implosion de son foyer ; en fait, de son « nid » familial comme l’indique le titre. Il faut dire que ce sont les années 1980 et que le paternel, porté par le souffle d’espoir du reaganisme de l’époque, aspire pour sa famille au meilleur du rêve américain, de la mobilité sociale et de la mondialisation. Le film s’attaque sans nul doute d’abord et avant tout à cette idéologie américaine du « tout-possible » qui, en 2020, se révèle d’emblée sous son vrai visage : illusoire, fichue. Grâce à son montage et des cadrages composés de plans fixes, parfois filmés à distance, qu’il entrecoupe d’éruptions de malaise diffus et d’étranges dissonances, Sean Durkin contribue à générer un inconfort exponentiel qui, bien que jouant de son irréalité, ne découle de rien d’autre que de cette foi, bientôt trahie, en l’Amérique et en son système.
Menaçant et invisible (comme le serait un fantôme), le mal qui ronge cette cellule familiale suscite chez le spectateur de bizarres sensations : l’impression suffocante que l’histoire pourrait tout à coup basculer dans le cauchemar, l’horreur pure, sans qu’elle ne le fasse tout à fait. Sans cesse en équilibre sur ce fil anxieux, rappelant le Take Shelter de Jeff Nichols par sa volonté de lier les angoisses d’un père à la détérioration de sa situation économique (avec d’ailleurs dans le titre une même idée de refuge) The Nest fait appel à de nombreux éléments du film d’épouvante pour faire jaillir l’inquiétude. À l’image de la mère stressée (géniale Carrie Coon de la série The Leftovers) croyant sa maison hantée parce qu’une porte est restée ouverte sans qu’elle s’en aperçoive. « Vous me semblez tous étrangers ! », lance-t-elle à ses enfants, confirmant ce sentiment d’aliénation qui gagne en silence chaque membre de la famille. Ou à l’instar de cette séquence dans laquelle le cheval pousse des hénissements de terreur au milieu de la nuit et où ses cris pourraient aussi bien signifier autre chose (quelque chose de démoniaque) que ce qu’ils signifient vraiment : l’animal est malade et va mourir, mais personne ne le remarque, car chacun est trop occupé ailleurs, avec ses propres tourments.
Afin de nous faire ressentir le stress post-traumatique et les accès de paranoïa d’une jeune femme échappée d’une secte, le cinéaste américain de 38 ans appliquait déjà cet habile mélange entre drame intimiste et éléments d’horreur dans son excellent premier long-métrage, Martha Marcy May Marlene. Tout aussi mélancolique, notamment parce qu’il éviscère une certaine forme d’innocence (celle de croire que tout est possible socialement si l’on travaille suffisamment fort pour l’obtenir), ce second film parvient de la même façon à maintenir son sujet dans un goulot d’étranglement fait de solitude et de petits dérèglements progressifs. Si dans Martha Marcy…, les ruptures de rythme et la dynamique d’oppression s’organisent autour d’un va-et-vient temporel, c’est le changement de cadre et le déménagement de New York à Londres qui déstabilisent ici les personnages ; un déséquilibre engendré par une figure paternelle viciée, comme l’est celle du gourou dans le film précédent : au lieu de fournir la protection que l’on attend de lui, il n’entraîne que toujours plus de confusion, aveuglé qu’il est par des convictions qu’il croit bonnes et qui n’en sont pas moins malsaines.
Dans The Nest, le délitement subtil de la famille s’opère à coups d’incidents a priori plutôt banals : le fils fait pipi au lit, la fille amène des garçons inconnus à la maison, l’épouse ment et met quelques billets de côté, au cas où. La force du cinéma de Durkin, d’ailleurs tout juste récompensé par le Grand Prix du festival de Deauville, se situe dans l’intensité du montage, qui fait écho à la turbulence des troubles intérieurs (toujours tus) des membres de la famille, et à cette idée violemment contradictoire à laquelle tous sont ici exposés : le besoin de s’émanciper du contrôle du père tout en étant trop terrifiés pour le faire. La terreur générale s’appuie alors sur la prise de conscience que ce dernier n’est plus celui qui protège, mais bien celui qui pousse tout le monde au bord du précipice. La réconciliation familiale finale, calme, autour d’un simple repas, se révèlera aussi parlante que puissante : il aura fallu que le père pleure, qu’il assume sa faiblesse et son impuissance, pour pouvoir à nouveau être accepté à la table.
18 septembre 2020