Critiques

The Night of the Hunter

Charles Laughton

par Helen Faradji

Welles et son Rosebud. Kubrick et son Sellers chevauchant la bombe. Tonton Alfred et le cri de Janet Leigh. Wilder et les jambes de Marilyn… Ils ne sont pas si nombreux que ça, les cinéastes qui ont fait entrer une image dans l’Histoire. Ceux qui ont su, en un plan, se faire une place dans l’imaginaire collectif. Et tant pis si cette image vampirise toute leur œoeuvre.

À cette liste, il faut aussi ajouter Charles Laughton et les doigts de Robert Mitchum, tatoués des mots “Love”à droite et “Hate” à gauche, qu’il inventait en 1955. Image mythique, qu’on peut en effet connaître même sans avoir vu The Night of the Hunter. Image qui englobe tout un film, le résume et le transcende pour se faire image aussi vieille que l’histoire de l’humanité – le bien contre le mal, on inventait la roue. Image sans laquelle la face du cinéma américain contemporain ne serait peut-être pas non plus tout à fait la même (demandez à Burton, à Lynch, à Gray, au Nicholson de The Shinning, au De Niro de Cape Fear…). Tellement mythique, en fait, cette image que Bruce Springsteen, autre icône de l’américanité, a même fait une chanson, Cautious Man.

Peut-on s’en contenter? Savoir qu’elle existe, cette image, l’imprimer sur une carte postale ou un t-shirt et s’arrêter là? Non. Surtout quand Criterion déniche dans sa boîte à trésors une version restaurée, sons et images, en Blu-Ray, accompagnée du traditionnel kit du parfait petit collectionneur (making of de plus de deux heures, interviews et archives d’époque, commentaires critiques…, bien assez pour se régaler). Le genre de petit plaisir qu’on s’offre, sans raison officielle, juste parce que The Night of the Hunter est un classique et qu’on ne revoit jamais assez ses classiques.

Film unique dans tous les sens du terme – l’acteur Charles Laughton ayant décidé de ne plus jamais remettre l’œoeil derrière une caméra après ce coup de maître que, selon la rumeur, il n’aimait pas —, conte moral au happy end comme il ne s’en fait plus, thriller terrifiant aux accents fantastiques, The Night of the Hunter n’eut pas, à sa sortie, le don de séduire les foules. Mitchum n’était pas, il faut dire, de ces stars qui affolaient le box-office. Trop effrayant, peut-être, le corps trop massif, le sourcil trop noir, le rictus un rien trop tordu. Et puis, cette idée de transformer un révérend, ce cher Harry Powell, en tueur de veuves en séries, aussi fou qu’un gourou de secte, juste à la sortie de la guerre, comme une preuve de plus qu’aucune institution, pas même religieuse, ne pouvait être préservée du dérèglement, c’était peut-être trop. Car s’il n’y a plus rien de sacré, pas même la voix d’un homme de foi, où peut bien s’en aller le monde?

Plus tard, on comprit tout de même l’importance de The Night of the Hunter, adapté d’un roman de David Grubb et fruit d’une collaboration entre Laughton et le critique James Agee (qui avait déjà tâté du génie malcommode en scénarisant The African Queen pour Huston). On comprit la modernité qu’il y avait à remettre en cause les dogmes et normes moraux. L’audace d’y mettre des enfants blonds comme les blés en danger en en faisant les proies d’un monstre. La liberté d’y mettre côte à côte la cruauté et la bonté, la peur et l’humour, l’univers poétique des contes de Grimm et l’incroyable lyrisme de l’expressionnisme (ah, cette photographie de Stanley Cortez -— sublimée ici par la restauration, on croirait pouvoir plonger les mains dans l’épaisseur des ombres -– new-yorkais né Stanlislas Kranz, déjà grand luminier de The Magnificent Ambersons et qui s’occupera plus tard des univers désaxés et troublants de Shock Corridor et The Naked Kiss de Fuller), le film d’horreur à la Hammer et la fable pastorale à la Capra, le tonnerre sourd de la musique et des comptines d’enfant. D’une richesse narrative, thématique et stylistique qui coupe encore le souffle aujourd’hui, tout cela. Car au-delà d’une image, il fait bon se rappeler que The Night of the Hunter est peut-être d’abord quelque chose comme un très grand film.


25 novembre 2010