THE OLD OAK
Ken Loach
par Xavier Philippe-Beauchamp
Pendant plus d’un siècle, la production de charbon était au cœur de l’économie du village. Les mineurs, de père en fils, risquaient leurs vies au fond des puits et contractaient l’anthracose. Puis, dans les années 1980, le Royaume-Uni a tourné le dos à sa production de charbon : pourquoi produire ici une marchandise que l’on pouvait se procurer à plus bas prix de l’étranger ? On a privatisé les mines, autrefois sociétés publiques. Les mineurs ont débrayé. Par centaines de milliers, ils espéraient par leur grève sauver leur gagne-pain, leur mine, leur village… et ont perdu. Les décennies ont passé sans que le taux de chômage baisse au village ; les jeunes et les familles sont parties.
À des milliers de kilomètres de là, les empires menaient leur mission civilisatrice en envahissant par leurs armées puis leurs comptoirs tout ce qui se colonisait et tout ce qui s’exportait. Quand les anciennes colonies du monde arabe se sont émancipées, l’ancien pouvoir colonial s’est acoquiné avec de nouveaux États fantoches. Les décennies ont passé sans que le peuple prenne sa place ; le pouvoir est devenu tyrannique. Puis en 2011, quand les manifestations ont éclaté, un tyran est devenu sanguinaire : Al-Assad a réprimé le soulèvement à l’arme à feu, puis à l’arme chimique. Des familles ont émigré en masse, laissant derrière elles leurs proches. Elles ont rejoint les terres des empires qui autrefois les avaient colonisées.
The Old Oak s’ouvre à la rencontre de ces deux mondes. Des photographies en noir et blanc s’enchaînent, juxtaposées aux bruits d’une conversation qui s’échauffe : « Where the fuck are they from? Who the fuck are they? » On croit presque dans ces premières secondes être devant une scène documentaire. Des Anglais assistent, entre l’hébétude et la colère, à l’arrivée de Syriens dans leur village. Un groupuscule s’oppose à l’arrivée des immigrants. Ils brisent la caméra de la femme syrienne qui les prenait en photo.
Bientôt, les tensions migrent jusqu’au bar. Le tenancier, TJ Ballantyne, reste coi devant ses concitoyens qui débattent des nouveaux arrivants qui débarquent « by the fucking busload ». La caméra choisit son camp, se tourne avec une tendresse vers les visages tristes, se détourne des visages trop colériques. On comprend que la plupart des personnages se sentent plutôt désemparés de devoir accueillir dans leur communauté de nouveaux voisins nécessiteux, alors qu’eux même vivent la pauvreté depuis près d’un demi-siècle. Les anciens mineurs souffrent de mélancolie.
Dans son silence, TJ noue une amitié avec la photographe de la première scène, Yara. Il attire les moqueries et railleries de ses pairs – quel genre d’histoires « à faire brailler » peut-il bien raconter sur ces « pauvres mineurs » ? L’un des plus racistes piliers de bar lance « We don’t need any ragheads in our boozer », à quoi un tiers réplique « Ragheads? Speak for yourself, you can tell your father was a fucking scab, cause you’re turning just like him ». À lui seul, ce court échange laisse présager que la mélancolie rancunière et xénophobe des Anglais migrera vers une mélancolie de gauche, suivant une tradition militante et politique théorisée par Enzo Traverso : « les vaincus repensent le passé avec un regard pénétrant et critique … se rappeler la défaite est la voie inévitable à travers laquelle l’héritage politique imaginaire et son expérience pratique de transformation sociale peuvent être transmis. » La tradition syndicale du siècle dernier, avec son lot de grèves perdues, a déjà donné lieu aux plus âpres échanges, mais également aux plus beaux moments de solidarité ; qu’en est-il lorsque les flux migratoires s’en mêlent ?
La possibilité d’une exploration politique semble au cœur de l’intention de Loach. Un instant, on croit que The Old Oak fouillera le passé pour inventer un présent. Dans une pièce reléguée à l’abandon de son pub, TJ garde au mur des photographies de la grève des mineurs : des manifestations, des lignes de piquetage, des militants arrêtés. Au centre de ces archives, l’une capte l’attention de Yara, avec comme légende « when you eat together, you stick together ». Sur l’image, une foule se fait nourrir. Soudain, les photographies en noir et blanc traversent le temps. Des mineurs anglais des années 1980, on passe aux Syriens en temps de guerre. Yara raconte que, chez elle aussi, pendant la guerre civile, les voisins se rassemblent pour manger, mais surtout pour maintenir les liens de la communauté tissés. « Le secret du métabolisme de la défaite », c’est-à-dire surmonter l’échec des mouvements ouvriers, survivre aux guerres civiles, « réside dans la fusion entre la souffrance d’une expérience catastrophique et la persistance d’une utopie vécue comme un horizon d’attente partagé. » Pourtant, ce portrait d’un village traversé d’enjeux politiques complexes perd trop vite sa texture quand toute l’attention du film se fixe sur le repas communautaire.
Bien vite une ambiance musicale s’installe, qui ponctue trop régulièrement les transitions entre les scènes. Le doux son d’un piano en mode mineur, appuyé par des cordes mélancoliques, rappelle sans cesse qu’on assiste à des scènes tristes. S’ajoutent les fondus au noir qui viennent clore chaque scène comme autant de petits chapitres. Ces soupirs visuels, trop fréquents, finissent par provoquer la lassitude, d’autant que le film flirte avec un certain angélisme. TJ et Yara organisent une soupe populaire qui réunit tous les enfants du village – anglais et syriens. Cet événement devient le point focal du film, si bien qu’on perd de vue l’intérêt formel qui unissait le passé au présent à travers les photos en noir et blanc. L’idéalisation d’un seul événement qui réunirait deux communautés aplatit les dynamiques sociales nuancées promises dans les premières minutes.
L’histoire a beau connaître quelques rebondissements par la suite, on ne renoue pas avec la tension créatrice des premières minutes. Le lien politique transhistorique promis par le lien formel d’un passé documenté à l’argentique s’estompe. Les racistes existent et s’exécutent, mais la communauté, mystérieusement unie par un seul repas communautaire, pansera ses plaies d’elle-même. Après le premier acte, Loach aura cessé de s’intéresser à la complexité de son idée d’origine et se laisse charmer par son propre fantasme. En cours de route, il aura troqué sa mélancolie de gauche pour une nostalgie un peu fade.
17 avril 2024