The Painted Bird
Václav Marhoul
par Jérôme Michaud
Comme dit le dicton : âmes sensibles, s’abstenir. Pour les spectateurs qui ont exécré le splendide Hard to Be a God, en raison de son sombre naturalisme cru et viscéral, il n’est définitivement pas à propos de mettre à votre agenda The Painted Bird. Bien que dans le plus récent film du cinéaste tchèque Václav Marhoul, les corps miséreux ne parviennent pas à autant dégoûter que dans le dernier opus du regretté Aleksei German (avec maeatria, le réalisateur russe rendait palpable et odorante la crasse suintante de ses personnages, de même que sonores leurs glaires raclés et crachés), force est d’admettre que The Painted Bird se débrouille assez bien en la matière, nettement mieux que la majorité des films. On n’est pas dans de la salissure de pacotille, juste pour faire semblant, mais bien dans un univers crédible à la saleté pestilentielle servi par une direction artistique sans faille et photographiée de main de maître dans un somptueux noir et blanc. Et c’est pour cette raison, entre autres, que le film a la potentialité d’autant saisir et choquer : il parvient de fait à rendre tangibles la réalité brute et l’horreur quotidienne de la Seconde Guerre comme peu d’œuvres l’ont fait auparavant.
Basé sur le roman éponyme de Jerzy Kosinski (1965), The Painted Bird suit Joska, un jeune garçon aux portes de l’adolescence dont l’appartenance culturelle et religieuse est incertaine. Ses cheveux et yeux sont d’un noir opaque alors que sa peau est un peu plus foncée que celle d’un Caucasien. Bref, son apparence l’identifie immédiatement aux yeux de tous comme n’appartenant pas à ce que les nazis appelaient alors la race aryenne. D’une certaine manière, le film a des résonnances très actuelles, en ce qu’il constitue une exemplification extrême des cruautés perpétrées envers autrui sur une base discriminatoire. Dès la première scène, Joska est battu par un groupe d’enfants, qui brûleront également son animal de compagnie, et ce sans aucune raison, si ce n’est son allure physique. Marhoul ne fait pas dans la dentelle et il n’hésite pas à montrer les atrocités subies par ses personnages de façon directe et frontale, même s’il sait par moments s’abstenir. Il reste que le cinéaste démontre peu de pudeur et qu’il aurait pu parfois prendre plus de distance ou utiliser le hors champ pour amenuiser l’impact graphique de certaines scènes. Tel est son parti pris et plusieurs lui reprocheront d’avoir esthétisé à outrance et de façon inutile la violence.
The Painted Bird se subdivise en chapitres qui sont titrés en fonction des protagonistes que l’enfant rencontre. Le premier s’intitule Marta. Elle est la tante de Joska à qui les parents ont confié la garde du jeune garçon pour qu’elle en prenne soin. Suite au décès impromptu de celle-ci, l’enfant mettra accidentellement le feu à leur maison isolée. Ne sachant où aller pour rejoindre ses parents, il commencera à errer à la rencontre du monde, une déambulation désespérée qui n’est pas sans rappeler celle du petit Edmund à la fin d’Allemagne année zéro. L’œuvre se structure alors en séquences successives ayant chacune une fonction dans le parcours initiatique de Joska qui se voit projeté dans la souffrance de la guerre et confronté à la monstruosité humaine. Plus qu’une banale succession de brutalités sadiques imposées à l’enfant, l’œuvre de Marhoul arrive à peindre une fresque historique vivante dans laquelle Joska n’est pas toujours une victime directe des événements. Il aura par exemple un rôle très passif de regardeur chez les Miller, alors qu’un mari jaloux et tyrannique (Udo Kier) s’en prendra à sa femme et son amant. Bien qu’il subisse de l’abus psychologique, d’innombrable violences physiques et qu’il soit violé, il explorera aussi – de façon beaucoup moins substantielle – l’amitié, la compassion, l’entraide et même un semblant d’amour, qui se transformera cependant en jalousie.
Au fil du chemin, Joska finira bien sûr par intégrer les mêmes comportements brutaux qui lui sont destinés et ceux-ci deviendront sa réponse première face à l’adversité. Marhoul pose ainsi un regard sombre sur son protagoniste, comme si le destin de celui-ci se trouvait scellé d’avance dans une perpétuation de la violence. Une des rares étincelles de lumière viendra d’une scène émouvante dans la dernière séquence. Alors que son nom n’a jamais été mentionné depuis le début du film, le jeune garçon l’écrira sur la buée éphémère qui recouvre une vitre. Une première façon délicate pour l’enfant d’entamer un processus positif d’affirmation de soi et de reconnaissance de ses origines refoulées. À l’anonymat et à la dépersonnalisation imposés aux personnes cruellement opprimées durant la Seconde Guerre, le film oppose au final l’amorce d’un long cheminement de reconstruction qui pourra enfin advenir une fois la guerre terminée.
14 août 2020