THE PHOENICIAN SCHEME
Wes Anderson
par Alexandre Fontaine Rousseau
Évidemment, c’est Bill Murray qui tient le rôle de Dieu dans The Phoenician Scheme. Grosse barbe, cheveux ébouriffés, air blasé ; il fait un tour de passe-passe avec ses mains. Choisis l’une ou l’autre, fait-il comprendre à Zsa-zsa Korda (Benicio Del Toro), qui se tient face à lui à la faveur d’une énième expérience de mort imminente. La main qu’il ouvre s’avère vide. Cela a peu d’importance. En fait, peu de choses importent dans le plus récent film de Wes Anderson – à part ce vide existentiel et la profonde lassitude qu’il engendre. Il y a bien, en guise d’enjeu, l’esquisse d’une rédemption. Mais on n’y croit pas un seul instant, tant le compas moral de l’univers y est déréglé. À sa place, il y a donc une série de boîtes de chaussures soigneusement disposées qui tracent les grandes lignes d’une magouille financière tenant lieu de « projet d’une vie » pour l’homme d’affaires Korda. Voici la structure du film, étalée sous nos yeux avec une clarté, une lisibilité faussement rassurante ; en réalité, The Phoenician Scheme cultive avec soin son opacité et poursuit cet exercice de désenchantement de sa propre œuvre auquel se livre l’auteur depuis The French Dispatch (2021).
Reprenons depuis le début. Wes Anderson, cinéaste de la méticulosité maladive, a toujours cherché à ce que chaque chose soit à sa place. S’il fallait résumer son approche formelle à un cliché, ce serait certainement cette idée d’un diorama où chaque objet, chaque élément du décor est parfaitement disposé ; le protagoniste, aux vêtements toujours soigneusement agencés, se tient avec une certaine rigidité affectée en plein centre du cadre. Le monde tourne rond, chez Wes Anderson, quand tout est réglé au quart de tour. En deçà de ce degré de précision, rien ne va plus. Ses personnages ordonnent le réel, lui imposent une forme qui leur convient ; c’est une compulsion à laquelle ils ne peuvent échapper, qui leur permettait autrefois de créer et d’entretenir des communautés mais les isole de plus en plus. Cette terrible solitude unissait, dans une certaine mesure, les âmes errantes de The French Dispatch. Faute d’autre chose, elles se reconnaissaient entre elles. C’était, sinon un véritable lien, un moyen de tromper momentanément l’ennui. Des salutations respectueuses, échangées au passage par des êtres incapables d’accueillir l’autre dans leur univers.
The Phoenician Scheme s’articule autour de l’impossible réconciliation entre une fille en voie de devenir nonne (Mia Threapleton) et son père. C’est un homme d’affaires aux méthodes douteuses et à l’éthique inexistante qui n’entretient de relation significative avec aucun de ses dix enfants. Elle s’est pour sa part réfugiée dans la foi, trouvant dans l’austérité chrétienne une esthétique lui convenant. Éventuellement, on lui reprochera l’opulence du rosaire qu’elle manipule constamment – conçu comme de raison par Cartier pour les besoins du film. Après tout, on ne pratique pas la piété à moitié chez Wes Anderson. Si Korda convoque Sœur Liesl, donc, c’est pour l’enrôler dans la titulaire combine phénicienne à titre d’héritière. Ce qui nous ramène aux boîtes de chaussures, qui chacune représente un partenaire financier potentiel dans un projet immobilier qu’il mijote au Moyen-Orient depuis des décennies. Il sera dès lors question de manipulations boursières, de fonds à amasser et du prix du rivet – dont l’augmentation subite pourrait faire s’effondrer ces calculs minutieux et ces manigances longuement mûries. Rien, bref, pour rendre qui que ce soit sympathique à nos yeux, d’autant plus que Liesl suspecte son père d’avoir fait assassiner sa mère. C’est du moins ce qu’on dit, bien que le principal intéressé le nie d’une manière ne laissant planer aucun doute quant à l’ambiguïté de l’affaire.
Dans The Grand Budapest Hotel (2014), l’arrivée du fascisme annonçait la fin d’un monde. Dans The Phoenician Scheme, l’effondrement de ce monde semble tout compte fait achevé. La logique financière a eu raison de toute forme de culture et Korda se promène en offrant des grenades en guise de cadeau à ses interlocuteurs. C’est un geste qui en dit long sur la nature du réel qu’il s’affaire à construire, qu’il érige au gré d’un perfectionnisme dans lequel Anderson ne peut s’empêcher de se reconnaître. Korda est son semblable, son frère ; et, pourtant, il ne peut voir en lui qu’une créature abjecte à la sophistication répréhensible. Les filtres de la nostalgie et du raffinement esthétique n’arrivent plus à rédimer ce qui relève désormais de la barbarie. Il ne reste plus rien, ici, du romantisme attachant des jeunes amants de Moonrise Kingdom (2012) ou du dandysme animal de Fantastic Mr. Fox (2009). The Phoenician Scheme culmine plutôt sur une scène durant laquelle un homme se fait littéralement sauter alors qu’il se tient au sommet d’une immense maquette représentant le projet immobilier de Korda. Difficile de ne pas voir, dans cette image, l’illustration parfaite de l’état d’esprit actuel du cinéaste – qui semble dégoûté par l’état du monde autant que par lui-même.
Une dureté, une cruauté, un cynisme s’est ainsi installé au fil des films dans cette œuvre dont la teinte de mélancolie caractéristique était autrefois plutôt douce-amère. Une étrangeté, aussi, qui contribue à l’hermétisme de l’ensemble. Comme si l’esthétique d’Anderson se retournait contre elle-même, dans un geste relevant presque de l’autoflagellation. Il n’y a pas que les signifiants du catholicisme qui sont repris, dans The Phoenician Scheme. Il y a aussi quelque chose de son âpreté torturée, dans ce chemin de croix capitaliste où le salut des âmes se résume finalement à un manque à gagner qu’il s’agit de combler. Quelque chose comme le vacillement d’une foi, spirituelle et artistique, dans ce récit qui ne croit définitivement plus à la capacité du cinéma à nous préserver du monde. Le politique habite The Phoenician Scheme plus que tout autre film du cinéaste, le gangrène presque contre son gré en s’y installant. Il fait dérailler la fantaisie, désamorce le charme et place son public face à un objet abscons, menaçant à tout moment de basculer définitivement dans l’abysse. Wes Anderson, autrement dit, poursuit sur la voie de l’aliénation – et n’en est, de ce fait, que plus intéressant.
5 juin 2025