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Critiques

The Rider

Chloé Zhao

par Céline Gobert

Brady est un passionné de rodéo forcé de mettre sa carrière sur pause après une grave blessure à la tête. Entre ce que son entourage attend de lui et ce qu’il s’impose à lui-même, il lui est alors difficile de redéfinir les contours de son identité. En mettant en avant les aspects émotionnels de sa lente guérison, la réalisatrice Chloé Zhao s’attaque au mythe du cowboy, figure identitaire courageuse, libre et individualiste sur laquelle reposent les valeurs fondatrices de l’Amérique. Mieux : elle propose une nouvelle définition de la virilité et de la réussite, plus moderne, plus réaliste, qui embrasse vulnérabilités et rêves déchus. Ainsi, tandis que les westerns, et les films de convalescence en général, présentent aux spectateurs des héros capables de se relever de toutes les épreuves pour devenir des modèles de réussite au masculin, The Rider se déploie plutôt en sens inverse : c’est en abandonnant les valeurs qu’il croit le définir (serrer les dents, ne pas pleurer, être un cowboy) que Brady peut enfin trouver la paix intérieure.

Comme dans son premier long-métrage (Songs My Brothers Taught Me), Zhao inscrit l’action dans la réserve indienne de Pine Ridge, dans le Dakota du Sud. Le temps ne semble avoir eu aucune répercussion sur le territoire, semblable à celui des westerns, se faisant par là-même l’écho des valeurs démodées de l’époque de la conquête de l’Ouest qui tiraillent encore les Américains aujourd’hui. Les espaces – mais aussi les chevaux – magnifiquement filmés, font davantage qu’inscrire les protagonistes dans un rôle social établi, ils s’imposent à eux comme des territoires sauvages à dompter ou à conquérir pour se définir « en hommes ». La puissance de cette nature, de ses ciels oranges à ses étendues d’herbe, de ses feux de camps nocturnes à ses animaux qu’il faut dresser, ne fait que révéler la petitesse et la fragilité de l’homme : Brady, dont la main se crispe, incontrôlable ; ou encore cet ami, ancienne star du rodéo, désormais handicapé et cloué à un fauteuil roulant. On est dans l’anti-western : au lieu de servir à la démonstration de sa virilité, le territoire chez Zhao expose, révèle, les faiblesses des hommes.

Mais le plus passionnant reste encore la manière dont la cinéaste se sert du réel (on découvre au générique final que les acteurs sont non-professionnels et interprètent leurs propres rôles) pour repenser le western de façon authentique, le saisir avec une volonté nouvelle de cinéma vérité, quasi documentaire. Elle pousse ainsi encore plus loin la démarche d’une Kelly Reichardt dans Certain Women, qui retravaillait également le rapport des protagonistes à l’espace pour faire émerger une certaine véracité, une charge émotionnelle (mais sans pathos, sans insistance), enfouie derrière les mythes et les apparences. Et si Reichardt s’intéressait surtout à des figures féminines, Zhao fouille quant à elle les contradictions d’hommes écartelés entre la réalité de leurs émotions et de leurs failles, et les exigences et attentes du monde extérieur : comment trouver un sens à sa vie quand on a l’impression d’avoir perdu son identité ? Le véritable échec des hommes est-il d’abandonner leurs rêves ou de laisser ceux-ci les définir ?

The Rider est enfin et avant tout un film sur la guérison. Celle de l’âme (se reconstruire après le drame) mais aussi celle du corps. L’approche de Zhao est intéressante et rappelle celle d’Aronofsky dans The Wrestler, autre récit sur un mordu de sport extrême (le catch) incapable de décrocher malgré la menace d’en mourir. Les deux films partagent une obsession similaire pour la souffrance physique du personnage, totalement conditionné par les regards et la pression extérieurs – mais aussi une même interrogation : à qui appartient le corps qui forge les mythes ? Tatoués, souffrants, balafrés, ces corps détruits ne semblent plus avoir de place véritable dans l’univers. Comme le dit Brady à sa sœur autiste, on abat les animaux blessés pour moins que cela.

Alors que le catcheur décide de foncer droit dans le mur, le champion de rodéo, lui, choisit de faire demi-tour pour rejoindre les siens. Par ce geste final, beau pied de nez au dénouement (plus machiste) que l’on s’attendait à voir, Zhao permet au personnage de reprendre le contrôle de sa vie et d’affirmer qu’il est bien davantage qu’une icône, qu’un personnage public juste bon à signer des autographes et être pris en photo. La dernière fois que l’on a vu une réinvention de la figure du cowboy aussi sensible au cinéma, c’était il y a déjà 13 ans, dans Brokeback Mountain d’Ang Lee, film qui possédait une même puissance politique. En 2005, la romance homosexuelle des deux cowboys déboulait dans l’Amérique conservatrice de Bush. Que The Rider veuille se débarrasser de tous les apparats d’une masculinité toxique à l’époque de Trump ne tient peut-être pas que du hasard.


12 mai 2018