THE ROOM NEXT DOOR
Pedro Almodóvar
par Sylvain Lavallée
La pièce d’à côté, c’est celle où doit loger Ingrid (Julianne Moore), dans une maison de campagne où elle accompagne une ancienne amie, Martha (Tilda Swinton), avec qui elle vient de renouer après des années de distance. Celle-ci, atteinte d’un cancer inguérissable, préfère se donner la mort plutôt que de subir un nouveau traitement ; lorsqu’elle aura fermé sa porte, ce sera le signe qu’elle aura pris sa pilule d’euthanasie. Pour son premier long métrage en anglais (récipiendaire du Lion d’or à Venise l’an dernier), Pedro Almodóvar reste dans le terrain familier du mélodrame au féminin. The Room Next Door aborde un sujet lourd avec autant de légèreté et d’humour que possible, en insistant sur l’amitié et l’acceptation plutôt que sur la souffrance, en minimisant le pathos pour poser une réflexion moins sur la mort elle-même que sur les différentes manières de vivre avec la tragédie, sur les regrets et les fantômes du passé.
Nous reconnaissons bien l’univers du cinéaste, qui a souvent traité de la maladie et du deuil. Il s’agit de surcroît, ici, d’un enjeu d’autonomie du corps, d’un respect du désir de l’autre, une liberté personnelle à revendiquer qui vient se heurter contre les normes sociales (un pan du récit s’attarde sur les conséquences pour Ingrid, qui risque d’être accusée devant la justice si l’on découvre qu’elle a aidé son amie). Le scénario comporte quelques maladresses, entre autres sur le plan des dialogues, peut-être parce qu’ils sont écrits dans une langue que le cinéaste connaît moins, peut-être parce qu’il y a un brin de didactisme dans la façon d’approcher le suicide assisté, mais cela transparaît surtout dans la première partie du film, plus hésitante. Almodóvar semble alors chercher son approche, il utilise des retours en arrière avec une musique mystérieuse qui donne l’impression de regarder un faux thriller, et, malgré la cohérence thématique (autrefois reporter de guerre, Martha vit depuis longtemps avec la mort), cela nous éloigne de ce qui constitue le cœur de la proposition, c’est-à-dire la relation entre les deux personnages, et la rencontre entre deux actrices.
Ainsi, dès que les deux femmes rejoignent leur lieu de séjour pour attendre le moment où Martha décidera de partir, une atmosphère de douce mélancolie s’installe, et le film trouve son élan en restant concentré au présent, sur les interactions entre les interprètes. D’abord il y a Swinton, qui a été souvent réduite dans les dernières années à une figure excentrique, y compris par Almodóvar, dans le court métrage The Human Voice en 2020, où sa performance tendait à exacerber ses maniérismes. Si The Room Next Door poursuit un peu dans cette veine, alors que Swinton se dédouble en un deuxième personnage en fin de parcours (pratiquement une constante pour elle), le rôle principal est plus consistant, nuancé, et la théâtralité propre à la présence de l’actrice est splendidement employée, dans une flamboyance mesurée, alors qu’elle met en scène sa propre mort (le choix du lieu, du temps, des vêtements à porter), ce qui vient résonner avec les préoccupations habituelles du cinéaste. En outre, Swinton utilise sa silhouette mince, angulaire, pour faire ressortir la fragilité du corps de Martha, en même temps qu’elle peut amener tout ce qu’il faut de conviction et de franchise pour présenter le désir de mort comme serein et décidé, en laissant poindre ici et là des touches d’impatience et de colère.
Moore, quant à elle, peine à se trouver des rôles à sa hauteur depuis quelque temps, à l’exception de May December l’an dernier, Todd Haynes demeurant le cinéaste qui l’a mieux mise en valeur. Almodóvar s’éloigne sensiblement de ces femmes déchirées, prisonnières de la domesticité, qu’elle a jouées chez Haynes : sa sensibilité à fleur de peau, ses gestes souvent nerveux, crispés, sont recadrés ici pour témoigner de la difficulté d’Ingrid à appréhender la situation (écrivaine, elle vient de publier une autofiction sur sa crainte de la mort), mais elle est en même temps entièrement dévouée à son amie, et il se dégage de la présence de Moore un sentiment de réconfort qu’on ne lui aurait pas d’emblée associé. Elle est radieuse, mais son anxiété se trahit par son empressement à répondre aux désirs de son amie, par une sollicitude appuyée qui devient légèrement oppressante. C’est le tour de force du film, représenter la situation en illuminant la bonté et l’empathie de part et d’autre, mais en gardant la place pour les sentiments difficiles qui subsistent derrière, les peurs et les deuils à faire qui menacent par moments d’éclater en conflits. Une densité émotionnelle qui permet aussi d’offrir à deux des plus grandes actrices du moment des rôles à la fois parfaitement adaptés à elles, mais suffisamment uniques, légèrement décalés par rapport à leurs personnages types, pour qu’elles puissent trouver matière à renouveler leur art.
En un sens, tout repose sur Swinton et Moore, et la mise en scène d’Almodóvar sait très bien les magnifier. Le style du cinéaste devient de plus en plus classique avec le temps, ici tout en cadres rigides et en champs-contrechamps posés, avec une direction photo feutrée qui souligne doucement le travail sur les couleurs, mais cette simplicité dans le dispositif témoigne d’une maîtrise assurée, conférant au film son ton calme et mesuré. Cela dit, le jeu de références cinéphiliques que le cinéaste affectionne est ici moins heureux : dès son affiche, The Room Next Door évoque le Persona d’Ingmar Bergman, auquel la mise en scène emprunte aussi quelques plans, mais au-delà de l’anecdote (deux femmes retirées dans un lieu isolé), l’influence semble lointaine et peu fructueuse. Almodóvar s’appuie surtout sur le sublime The Dead de John Huston (adapté d’une nouvelle de James Joyce), jusqu’à reprendre par trois fois le monologue final, avec son image mélancolique d’une neige qui tombe sur les vivants et les morts. D’un côté, le choix se comprend : il s’agit d’un film testamentaire qui partage ce projet d’illuminer la vie alors que plane l’ombre de la mort, dans une atmosphère paisible qui s’attarde aux relations entre les vivants. Mais de l’autre, la répétition crée une certaine lourdeur plutôt qu’un approfondissement, comme si Almodóvar sentait le besoin de rajouter une couche de signification plutôt que de se reposer sur ce que le drame dégage par lui-même.
Ainsi, The Room Next Door laisse une impression d’inachèvement, en partie aussi à cause d’une curieuse structure : l’emploi mentionné des souvenirs au début du film, puis une dernière partie poursuivant le récit au-delà de ce qui apparaît comme sa conclusion naturelle. Ce désir de liberté narrative, apportant une touche d’étrangeté à ce qui est sinon un mélodrame plutôt conventionnel, apparaît parfois plus comme un flottement indécis, mais cela participe à la signature de l’auteur, à une sensibilité qu’il fait bon retrouver. Et surtout, même si le film n’est pas aussi accompli que les meilleures œuvres du cinéaste, il nous offre tout de même quelques précieux moments avec des actrices exceptionnelles au sommet de leur forme.
10 janvier 2025