The Samurai Trilogy
Hiroshi Inagaki
par Bruno Dequen
Sans les efforts de Criterion, il y a de fortes chances que la trilogie de films sur Musashi Miyamoto réalisée par Hiroshi Inagaki entre 1954 et 1956 aurait été complètement oubliée depuis belle lurette de ce côté-ci du Pacifique. Certes, le premier volet, qui porte le nom de son célèbre personnage (le samouraï le plus connu de l’histoire du Japon), a valu à son réalisateur l’Oscar du meilleur film étranger au nez et à la barbe du grand Kurosawa, qui venait pourtant de faire un assez bon film sur sept samouraïs, et du vieux Mizoguchi qui présentait partout son plus célèbre intendant. Cette consécration surprenante devait apparemment beaucoup au lobbying de William Holden, qui doubla et distribua le film aux États-Unis. Rétrospectivement, on n’a aucun mal à croire la rumeur, tant Musashi Miyamotoest (La légende de Musashi) est un film sympathique, mais relativement anonyme, à des années lumières des chefs d’oeuvres japonais de 1954.
Adaptés d’un roman biographique décrit par l’éditeur comme l’Autant en emporte le vent du Japon, les trois films tracent l’évolution du mythique Musashi (incarné avec force virilité par Toshiro Mifune) qui, en l’espace d’une dizaine d’années, a réussi à transcender ses origines modestes et sa ferveur adolescente pour devenir un guerrier à la sagesse et à la maîtrise sans égales. Le véritable Musashi doit en effet sa réputation à deux faits saillants : il n’a jamais été vaincu en duel, et il n’a jamais voulu se mettre au service d’un seigneur, préférant conserver sa liberté pour perfectionner son art (il était également écrivain, peintre et sculpteur). Alors que le premier film se concentre sur les premières années du jeune rebelle Takezo, jusqu’à sa transformation en Musashi, les deux derniers se concentrent sur deux évènements marquants : sa destruction totale d’une maison complète de samouraïs, et son duel le plus célèbre contre un dénommé Kojiro Sasaki, la plus fine lame de son époque.
L’objectif principal de la trilogie est de démontrer l’évolution spirituelle de Musashi, qui va progressivement comprendre la sagesse et la compassion requises pour devenir un véritable samouraï. À ce sujet, le scénario effectue des ellipses pour le moins surprenantes. Par exemple, l’éveil de Musashi s’est fait de force, à travers son enfermement par un prêtre bouddhiste dans une chambre remplie de livres pendant plusieurs années. Or, le film ne nous montre que l’entrée du jeune rebelle dans la chambre, pour ensuite nous dévoiler la transformation complétée. Ce choix audacieux, qui aurait pu ruiner le film, fonctionne parfaitement pour une seule raison : Toshiro Mifune. Un immense acteur usant d’un jeu extrêmement physique capable de représenter visuellement tous les non-dits d’un scénario.
Comme nous l’apprend Stephen Prince dans son texte d’introduction du livret accompagnant cette édition, Mifune et Inagaki étaient loin d’être des étrangers lorsqu’ils ont commencé cette trilogie. En effet, même si l’Histoire l’a forcément associé au cinéma de Kurosawa, Mifune tournait énormément, et a fait plus de films avec Inagaki qu’avec le Maître. Il avait d’ailleurs déjà incarné Musashi en tant que personnage secondaire d’une précédente trilogie du cinéaste (sur Kojiro Sasaki, réalisée en 1950-51). Probablement l’une des raisons pour lesquelles Inagaki savait d’instinct que les failles du scénario seraient largement comblées par la présence imposante de son acteur. Et ça marche! S’il y a une raison de voir la trilogie, c’est bien Mifune, qui construisit avec ce rôle le personnage de guerrier invincible sur lequel il jouera toute sa carrière (chez Kurosawa, il faisait encore les voyous, les bouffons héroïques ou les policiers débutants).
Outre les nombreuses anecdotes passionnantes pour le cinéphile quelque peu néophyte sur l’histoire du Japon et de son cinéma, la principale valeur de l’édition proposée par Criterion est de porter un juste regard, parfois très critique, sur les films. Loin de tenter de les faire passer pour les chefs d’uvre qu’ils ne sont pas, le texte de Stephen Prince et les entrevues avec un historien spécialiste de Musashi s’attaquent au contraire aux nombreuses erreurs historiques du récit, en grande partie dues au contenu du roman. Sans entrer dans les détails, un élément en particulier demeure fascinant : l’inclusion de plusieurs personnages féminins développant des romances avortées avec notre héros. Non seulement le véritable Musashi était réputé pour n’avoir connu aucune relation de ce type, mais le film lui offre un véritable harem de soupirantes qui, rétrospectivement, ne peut que faire sourire et nuire à la légende. C’est une chose troublante, mais éventuellement compréhensible de remarquer que toutes les femmes présentes dans le film tombent amoureuses de Mifune/Musashi. Ce qui rend davantage perplexe, c’est l’intensité de leur dépendance sentimentale. Toutes les femmes ne vivent que pour être regardées par notre guerrier (puisqu’il refuse tout engagement émotionnel) qui devient malgré lui l’équivalent historique du Edward de Twilight. L’une des jeunes femmes accepte même de risquer le viol et l’esclavage dans le simple espoir de le revoir brièvement un jour! Des retrouvailles qu’elle sait être vouées à l’échec, puisque Musashi n’aime qu’Otsu, une jeune orpheline de son village qui le vénère, le suit à la trace, mais refuse d’être touchée lors d’un bref moment de faiblesse de notre héros.
Les femmes sont ainsi le maillon faible de cette histoire d’hommes (des vrais, qui acceptent d’aller au-devant de traquenards mortels plutôt que de se faire traiter de lâches). Outre le regard rétrograde et franchement ridicule que porte le cinéaste sur elles, leur présence a également pour effet de transformer un héros mythique, adepte de l’ascèse et du bouddhisme, en frustré sexuel digne de Jake La Motta, dont la recherche de perfection obsessive ne provient plus que d’un manque d’amour charnel. Pauvre Mifune, lui qui n’en demandait pas tant et qui n’a, de toute façon, jamais su interagir avec ces étranges créatures si sensibles!
Pour en savoir plus sur cette édition de la trilogie (La légende de Musashi, Duel à Ichijoji et La voie de la lumière): https://www.criterion.com/films/531-samurai-iii-duel-at-ganryu-island
19 juillet 2012