The Shape of Water
Guillermo Del Toro
par Alexandre Fontaine Rousseau
Le monstre, chez Guillermo Del Toro, est le reflet de l’humanité, son double et non son opposé. Le cinéaste mexicain a toujours fait preuve d’une singulière sympathie pour cette figure qui le fascine et occupe, dans son oeuvre, une place prépondérante. Il semblait donc inévitable qu’un jour, l’auteur du Labyrinthe de Pan tourne un film tel que The Shape of Water : une fable romantique où cette attirance relèverait de l’amour, où le monstre n’en serait définitivement plus un. On pourrait d’ailleurs difficilement trouver un qualificatif plus juste que « romantique » pour décrire le plus récent film de Del Toro tant celui-ci l’est sans gêne et sans bornes, d’une manière qui pourrait presque lui nuire si ce n’était de l’innocence émanant de l’ensemble.
The Shape of Water évoque, mieux encore que les diverses entreprises contemporaines visant à le ressusciter, le cinéma populaire d’une autre époque : on y retrouve, par exemple, ce formidable sens de l’émerveillement qui faisait le charme du Spielberg de E.T. ou de Close Encounters of the Third Kind. Pareillement, les multiples clins d’oeil à la comédie musicale et au cinéma classique qui ponctuent le film nous ramènent à une époque antérieure où l’emprise du septième art sur l’imaginaire collectif était plus profonde qu’aujourd’hui. En campant son film durant la guerre froide, en reprenant du film noir et du récit d’espionnage certains codes, Del Toro cherche surtout à renouer avec une certaine idée « pure » du cinéma.
Son film, fort heureusement, ne sombre jamais dans la nostalgie ou celle-ci, du moins, ne s’y avère jamais une fin en soi. Le contexte historique sert plutôt à induire un climat de paranoïa tout en amplifiant ce sentiment d’isolation que partagent Elisa (Sally Hawkins) et Giles (Richard Jenkins). Il contribue aussi à cette impression de distance fantastique qui plane sur le film, l’action y étant d’emblée campée dans une sorte de temps recomposé et fabulé. The Shape of Water, en explicitant ainsi sa nature foncièrement cinématographique, assume clairement sa portée allégorique. Nous nous trouvons ici dans le royaume du conte, cet envoûtement servant de socle au récit et se propageant du plancher même qui sépare l’appartement d’Elisa d’une salle de cinéma.
Cinéaste cinéphile, Del Toro multiplie bien entendu les références cinématographiques pour asseoir son univers. Sa créature aquatique n’est pas sans rappeler celle du fameux Creature from the Black Lagoon de Jack Arnold (1954), tandis que le personnage de Giles est un hommage à peine voilé au réalisateur de Bride of Frankenstein James Whale. Dans l’une des toutes premières scènes du film, Elisa et Giles regardent The Little Colonel (1935) en imitant les pas de danse de Shirley Temple et de Bill Robinson. Ce n’est pas le cinéma qui occupe une place dans leur existence ; c’est leur univers qui relève du cinéma. Voilà pourquoi le fantastique y semble pour ainsi dire « à sa place ».
Del Toro entretient ici un rapport parfaitement décomplexé à la magie et à l’enchantement ; il filme sa propre créature comme s’il la découvrait en même temps que le spectateur, l’admirant dans ses moindres détails avec une émotion qu’il partage habilement. Sa mise en scène a toujours relevé du travail d’orfèvre, à un point tel que les émotions pouvaient parfois s’effacer derrière cette perfection qu’il cultive de manière obsessionnelle. Paradoxalement, c’est de cette attention aux détails que naissent chez lui les plus grandes émotions : la beauté de sa créature repose à la fois sur l’écriture et sur une dimension concrète, une qualité technique particulière qui magnifie son incarnation.
Filmés ainsi, les effets spéciaux ne relèvent pas de l’artifice, pas plus que le monstre n’est relégué au rang d’instrument d’un quelconque scénario. Ce ne sont plus des « trucages », en ce sens qu’ils ne servent pas à tromper le spectateur. Ils révèlent, donnent vie, personnifient ; ils ne sont pas plus faux (ou plus vrais) que les acteurs qui jouent un rôle. Ils se situent au même niveau que ceux-ci, habitent le même monde ; et c’est pour cette raison qu’ils peuvent véritablement échanger avec ces êtres, les aimer et être aimés en retour, souffrir comme eux de la violence et de la cruauté. Les monstres de Del Toro « communiquent » avec leur environnement, avec les humains qui les entourent ; c’est d’ailleurs, très concrètement, le sujet de The Shape of Water.
Muette, Elisa arrivera à communiquer avec le monstre justement parce qu’elle a appris à parler autrement. De même qu’elle et Giles sont unis par cette différence qu’ils portent en eux, c’est de ce sentiment d’exclusion que naîtra l’histoire d’amour entre la jeune femme et le monstre. Le film leur permet de reconstruire à leur image ce monde qui les a marginalisés ; l’eau, qui envahit l’écran (et l’appartement d’Elisa), devient le symbole de cette union dépassant la raison. D’abord pluie, puis torrent, elle permet à la créature d’échapper à ce bassin auquel on l’a confinée ; son ruissellement structure le film, écho de ces émotions irrépressibles auxquelles Del Toro laisse libre cours avec une généreuse virtuosité.
15 décembre 2017