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Critiques

THE SHROUDS

David Cronenberg

par Elijah Baron

À ce qu’on sache, David Cronenberg ne s’était permis de flirter avec l’autobiographie qu’à une seule occasion, The Brood (1979) s’étant nourri de maints éléments de sa vie privée. Malgré toute la satisfaction éprouvée sur ce tournage, Cronenberg a ensuite évité de concevoir ses projets comme des exutoires, et il est difficile de trouver un entretien mené dans les 40 dernières années où il ne réfuterait pas, avec l’anticonformisme qu’on lui connaît, l’idée que son art puisse avoir une fonction thérapeutique. Qu’on y lise ou non une volonté de provocation, cette posture continue de participer à son identité de cinéaste ; il ne fallait donc pas s’attendre à ce que son traitement du deuil, dans un film tourné six ans après la mort de son épouse et universellement décrit comme étant son plus personnel, soit ancré dans une recherche explicite de résolution. Au contraire, bien qu’affichant son inspiration intime, Cronenberg cherche à tout prix à éviter les pièges de l’introspection sentimentale en se repliant sur son terrain de jeu habituel, quitte à s’enliser dans un scénario qui multiplie des banalités d’un autre ordre.

S’il y a dans The Shrouds une sorte de pulsion cathartique, elle ne se manifeste que dans les images initiales, convoquée de façon aussi expressive que possible pour mieux être écartée : face à un corps de femme inanimé qu’éclaire dans un ailleurs sépulcral une luciole à l’allure de fée, un visage masculin à la chevelure blanche bien reconnaissable se tord dans un cri d’ombre sans fin. La femme semble flotter librement dans l’espace ; c’est l’homme qui apparaît prisonnier. Dans l’instant suivant, une transition parfaitement exécutée le déplace sur un fauteuil dentaire, la bouche toujours grande ouverte. Karsh (Vincent Cassel), facile à identifier en tant qu’alter ego du cinéaste, apprend de son dentiste que « le deuil [lui] fait pourrir les dents ». Déjà, un souffle d’ironie glaciale installe une certaine distance émotionnelle. L’humour sec et macabre qui en découle atteint son point culminant un peu trop tôt, dans une scène d’exposition qui prend la forme d’un premier rendez-vous raté comme seul Cronenberg aurait pu l’inventer : une rencontre romantique qui commence à table et qui retrace le parcours d’entrepreneur en technologie du protagoniste, dans un restaurant surplombé de linceuls inquiétants dont il se révèle être le propriétaire, trouve sa conclusion dans le cimetière contigu, où Karsh s’exalte de montrer à son accompagnatrice des images en temps réel des restes décomposés de sa femme. À la fois absurde et étrangement facile à envisager, le concept de tombes « intelligentes » permettant de garder un œil sur la dépouille de l’être aimé est ainsi révélé, jeux de mots douteux à l’appui – le lien entre « crypte » et « cryptage » est rendu on ne peut plus évident.

2 hommes sur un divan avec l'un qui tient un ordinateur

Tout en décalages – entre un mauvais goût assumé et un ton sévère, une écriture ludique et un regard qui creuse – The Shrouds coche suffisamment de cases pour s’inscrire d’emblée dans la continuité organique d’une filmographie obsédée par l’absorption technologique de la chair, et par l’érotisme irrationnel qui en émerge. Si le mantra « Body is reality » n’avait figuré dans le film précédent de Cronenberg, Crimes of the Future (2022), qui renouait malgré son titre avec un body horror des origines, il aurait pu servir ici de slogan à l’entreprise fictive GraveTech, qui doit son existence à l’incapacité d’un personnage à accepter que le monde puisse se poursuivre au-delà de la disparition d’un corps, soit-il mort et enterré. Or, dans ses œuvres les plus visionnaires, Cronenberg parvenait à manier des genres associés à du divertissement d’évasion pour leur faire révéler des pans inexplorés de la réalité, là où le réalisme pur se montrait impotent et correspondait justement à un principe d’évasion. Constitué en grande partie de conversations en cul-de-sac, ainsi que timide et schématique dans son approche du contexte technocratique actuel, The Shrouds semble s’égarer volontairement vers un récit d’espionnage international comme pour éviter de se rendre au bout de sa proposition, suivant un protagoniste qui cherche en son déni paranoïaque une façon de revenir à la vie.

« Je vivais dans le corps de Becca. Son corps était le sens et la finalité du monde. » La recherche de sens de Karsh s’accompagne d’enjeux de possession de corps féminins qui, vaguement porteurs de malaise malgré l’efficacité du triple rôle central de Diane Kruger – en tant que Becca, fantôme mutilé de la femme du protagoniste, Terry, la sœur complotiste de celle-ci et Hunny, assistante d’IA ambiguë –, ne font que rappeler que le body horror est devenu au cours des dernières années indissociable de l’optique féministe de Coralie Fargeat (The Substance, 2024) et Julia Ducourneau (Titane, 2021 ; Grave, 2016). En contraste, il ne serait pas faux d’affirmer que le manque de vitalité et de dynamisme du dernier film de Cronenberg – l’esthétique morne, les plaisanteries qui tombent à plat, le jeu discutable de Cassel – est mis au service de son sujet, contribuant à son atmosphère générale de désenchantement. Il est difficile toutefois d’y voir une déclaration de cinéma de la part d’un cinéaste mythique qui, après avoir longtemps contemplé une possible retraite, voire fantasmé sa propre mort – avec dérision dans Chacun son cinéma (2007), et avec une étonnante sérénité dans The Death of David Cronenberg (2021) –, retrouve un monde qu’il devançait autrefois, mais qui a depuis, du moins en partie, digéré et métabolisé son imaginaire.


1 mai 2025