Je m'abonne
Critiques

The Sisters Brothers

Jacques Audiard

par Gilles Marsolais

Scénarisé par Jacques Audiard et Thomas Bidegain, un complice fidèle, d’après le roman de Patrick DeWitt, The Sisters Brothers s’est mérité à juste titre le Lion d’argent à Venise. Il s’agit d’un double exploit dans la mesure où il s’agit du premier film tourné en langue anglaise par le cinéaste français, et qui plus est revisite le Western.

Depuis De battre mon cœur s’est arrêté (2006), en passant par Un prophète (2009) et De rouille et d’os (2012), jusqu’à Dheepan, Palme d’or à Cannes en 2015, Jacques Audiard n’a plus besoin de présentation et l’on apprécie les risques qu’il ose prendre pour mener à terme chacune de ses entreprises sans jamais nous décevoir. Dans ses films diversifiés, qui ont en commun d’explorer la masculinité, il impose sa griffe en adoptant un mode de narration précis, qui va à l’essentiel, et en misant sur l’ellipse comme effet d’accélération, ce qui leur confère déjà un rythme particulier. Cette précision, on l’observe aussi dans sa direction d’acteurs, sur laquelle il se concentre, en privilégiant les regards souvent furtifs de ses personnages comme autant d’éléments narratifs. Bref, il en résulte que ce dispositif communique au spectateur le sentiment « d’être là ». Ajoutons aussi que Jacques Audiard structure ses films sur le principe du montage alterné. À nouveau, c’est le cas ici puisque le sujet, la trajectoire de deux tandems jusqu’à leur rencontre et leur confrontation, s’y prête fort bien.

Le film démarre sur les chapeaux de roues quelque part en Oregon dans les années 1850, en montrant, alors que nous sommes pourtant dans l’obscurité la plus totale, les basses œuvres de deux tueurs à gages, les frères Sisters, à la solde d’un mystérieux Commodore. Seuls les coups de feu éclairent la nuit, puis un cheval enflammé. La tonalité du récit est donnée. Après la première d’une série d’ellipses, les brèves discussions des frères Sisters ont tôt fait de nous éclairer sur la nature des liens qui les unissent. Chemin faisant, on comprend assez vite que ce tandem est sur les traces d’un chercheur d’or afin de lui régler son compte. Celui-ci, Hermann Kermit Warm (Riz Ahmed), détenteur d’une formule chimique pour détecter de l’or dans les rivières, a commis l’erreur d’offenser le Commodore en refusant son offre. Forcément, les deux frères finiront par croiser la route de ce petit homme insaisissable qui, entre-temps, aura lié conversation avec le détective privé John Morris (Jake Gyllenhaal) parti lui aussi à sa poursuite, mais qui finira par se laisser séduire par ses idées. Montage alterné oblige, ne serait-ce que pour rassembler cette matière bipolaire !

Malgré les apparences, l’essence du film se trouve ailleurs que dans la recherche du précieux métal. The Sisters Brothers parle avant tout de la nature humaine et de ses contradictions, de son potentiel à verser aussi bien dans la bonté que dans la violence. D’ailleurs, plutôt que sur les coups de feu et les bagarres, l’accent est mis sur les échanges entre les deux frères au cours de leurs pérégrinations jusqu’à San Francisco. Excellents, John C. Reilly et Joaquin Phoenix incarnent ces deux pôles représentés par l’aîné Eli, d’une bonté presque enfantine sous sa carapace de dur à cuire, et le cadet Charlie, habité par une rage incontrôlable, chacun étant en quête du sens à donner à leur vie. Ces échanges, qui ne sont pas que verbaux, dévoilent les personnages dans leur intimité, tout en illustrant leur tendresse fraternelle et la force des liens du sang par lesquels tout devient possible.

À cet égard, il importe de souligner que les dialogues ne s’encombrent pas de longues phrases explicatives à la française. Ils surgissent plutôt comme des flashes, souvent relayés par des silences ou de simples regards porteurs de signification. Le réalisateur (français) renforce ainsi le sentiment d’« être là », en Amérique. Par exemple, au cours de la puissante séquence finale, voyez le regard furtif de la mère vers l’aîné qui s’éloigne aussitôt avec une extrême discrétion afin de la laisser seule avec son fils prodigue. La suite relève de sa compétence de mère, semble-t-elle dire en moins de deux secondes. Mission accomplie, Eli retrouve enfin la paix et le bonheur.

Bref, ce travail sur le territoire de l’intime contraste avec l’immensité du paysage que l’on découvre progressivement. Le road trip particulier qu’il offre, avec rédemption à la clé, suggère la remise en question d’un monde fondé sur les rapports de violence. Ce western revisité, sans cowboys ni Indiens, qui se situe à l’époque de la ruée vers l’or et de son « boom » immobilier, se situe dans le registre sérieux, il ne verse surtout pas dans le genre déjanté, ni même dans l’épopée qui lui est souvent associée. Et pourtant, quel film !

The Sisters Brothers est sorti en salles vendredi 12 octobre après avoir été projeté au Festival du Nouveau Cinéma.

 


12 octobre 2018