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Critiques

The Souvenir

Joanna Hogg

par Céline Gobert

De toutes parts, on retrouve dans The Souvenir (Grand Prix du jury à Sundance) l’essence de la démarche filmique de la Britannique Joanna Hogg : déployer un cinéma de l’observation qui, s’il semble vouloir appréhender le réel, ne verse jamais dans le pur réalisme. Acharné à saisir le moindre détail à la faveur de plans très étudiés, son cinéma est mu par une volonté quasi anthropologique, chirurgicale, de sonder les relations humaines. Dans Exhibition (2013), son troisième film (et le moins subtil sur ce point), elle poussait encore plus loin ce formalisme en filmant jusqu’à la nausée l’existence de deux artistes qu’elle regardait vivre à l’intérieur de leur maison vitrée. C’est toujours un peu ça chez Hogg : ses protagonistes sont comme des poissons dans des bocaux, à deux doigts d’étouffer.

Dans ses deux autres films aussi, Unrelated (2007) et Archipelago (2010), sa caméra fixe observait, comme à distance, non seulement les dynamiques relationnelles et les interactions au sein d’un groupe, mais aussi le mouvement d’un corps épousant le mouvement des autres corps. Si le personnage parvenait, au contact des autres, à faire paradoxalement jaillir son individualité, il était aussi sans cesse submergé par le danger d’être englouti par le groupe. On retrouve cette idée de dévoration et d’annihilation du soi au cœur de The Souvenir, mais de façon plus resserrée puisque le long métrage se concentre sur la relation toxique de Julie, une réalisatrice en herbe (interprétée par Honor Swinton Byrne, la fille de Tilda Swinton), avec Anthony, son Pygmalion héroïnomane (Tom Burke). Le film marque ainsi une étape dans la filmographie de la cinéaste, car Hogg amène cette idée (la possibilité d’une aliénation) en libérant davantage ses personnages à l’intérieur des cadres étouffants. Son obsession maladive pour les cadrages de portes, les fenêtres carrées, l’insularité, les cadres des peintures (voir la toile qui ouvre et clôt Archipelago, mais aussi celle qui donne son titre à ce dernier film : The Souvenir de Jean-Honoré Fragonard) laisse place à une mise en scène moins rigide. La caméra bouge beaucoup plus, observe moins le groupe – même s’il y a encore plusieurs scènes où les personnages sont attablés- que le rapport à l’autre, et notamment du féminin au masculin.

Avant tout, The Souvenir – le premier film de Hogg sans Tom Hiddleston ! – filme une réalité inconfortable et suffocante : l’amour fou d’une femme pour un drogué sans attrait, qui lui vole son argent, lui ment, veut la dominer. Comme souvent chez la réalisatrice, le rapport homme/femme s’inscrit dans un jeu inconscient de domination et de pouvoir (de classe dans Archipelago, d’âge dans Unrelated), et si le film n’était pas si intime et personnel (il s’inspire de ce qu’a vraiment vécu la cinéaste), on pourrait en questionner sa pertinence à une époque où il est attendu des cinéastes féminines qu’elles dépassent certains clichés (la jeune artiste malheureuse et maltraitée par un homme torturé et plus âgé en est clairement un). Cela étant dit, la particularité du film, et de l’œuvre entière de la Britannique, est d’être absolument apolitique (aucun féminisme, ni prise de position ou discours politique) : Hogg se moque bien de la libération des femmes de ses films. Une seule chose l’intéresse : l’observation de leur domination.

Son cinéma, clinique, froid, rappelle d’ailleurs parfois celui de l’Allemande Angela Schanelec pour sa façon d’approcher, sans aucun jugement de valeur, la solitude d’une femme au sein d’un environnement donné, mais également parce qu’il demeure obstinément juché dans des strates intellectuelles, gardant l’émotion encapsulée, sous vide. On ne ressent jamais rien non plus dans l’eau bourgeoise de The Souvenir où, en plus de filmer un milieu très aisé, Hogg se garde de trop d’effusion d’émotions (et ce n’est pas forcément une critique). La séquence dans laquelle Anthony, en pleurs, est recouvert de vomi et de sang, semble même faire office de condamnation pour Hogg. À voir le regard choqué de son amante Julie, il semble que ce spectacle du débordement soit ce qui fasse le plus horreur tant aux personnages de fiction qu’à la cinéaste, qui, rappelons-le, se confondent. Ce n’est pas non plus un hasard si l’héroïne, alter ego de Hogg, photographie, filme, écrit. Dans son désir d’observation, se niche très certainement une volonté de mettre à distance le réel, qui fait peur, angoisse, menace d’engloutir. Et c’est en filmant ce « souvenir » – le sien propre – que la cinéaste a peut-être trouvé elle aussi une façon de s’en libérer.

 


7 juin 2019