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Critiques

The Square

Ruben Ostlünd

par Apolline Caron-Ottavi

The Square, fascinant à bien des égards, n’est pourtant pas un film « aimable ». Structuré en courtes scènes sur un rythme volontairement débalancé, il est marqué par une esthétique froide, peuplé de personnages désagréables. Ruben Ostlünd n’est pas un cinéaste qui cherche à amadouer ses spectateurs et il l’avait déjà prouvé avec Play et Force majeure, pour ne citer que ses films les plus récents. Adepte du malaise voire de la provocation, s’inscrivant dans la tradition d’un cinéma scandinave qui fait grincer des dents, le cinéaste confirme ici que son cinéma ne cède pas à la facilité mais assume, bien au contraire, la complexité de ses sujets. Satire du monde de l’art contemporain, la Palme d’or du dernier festival de Cannes est une œuvre à plusieurs facettes, dont les couches de réflexion se déploient peu à peu sous l’apparence première de la caricature d’un milieu.

De l’art à l’ère du néolibéralisme. Nous suivons Christian, commissaire d’expositions dans un musée branché. Il est brillant, beau, sûr de lui et profondément agaçant. Il répète ses discours dans les toilettes, passe d’une conquête à l’autre, est débordé par sa vie de famille et ne semble pas se poser trop de questions. Ruben Ostlünd s’en donne à cœur joie dans le portrait qu’il fait d’un milieu de l’art contemporain qui ne cesse de revisiter le radicalisme conceptuel des années 1970 tout en ayant perdu sa capacité subversive, noyé qu’il est dans la bien-pensance, l’arrivisme et la connivence. Le jargon incompréhensible des brochures, le drame étouffé d’une installation malmenée par un préposé à l’entretien, la colère du chef cuisinier devant l’avidité des pique-assiettes qui ne prennent pas le temps de l’écouter parler de son « art » à lui… tout y est, et tout est à prendre avec une bonne dose d’humour et de recul. Petit à petit l’enjeu du film se dévoile : Ruben Ostlünd ne s’attaque pas aux artistes, mais à une dérive plus large, celle d’une civilisation occidentale pétrie de contradictions.

Dès les premières scènes, le musée est un théâtre mais le sujet est ailleurs. Comme il l’avait déjà fait sous différents angles lors de ses précédents films, Ostlünd décortique le malaise occidental contemporain scène après scène, un rapport humain après l’autre. Mendiants, pickpockets et quartiers de banlieue sont l’envers du décor immaculé de la galerie qui, elle, est devenue le terrain des intérêts et des affaires. L’anti-héros Christian passe de l’un à l’autre, mais plus il tente de créer des liens et plus il accentue les fractures qui sillonnent son environnement (cela ira jusqu’à ses propres enfants). The Square, l’œuvre minimaliste qui donne son titre au film et pour laquelle on scie les pavés et déloge une statue classique lors de la première scène, est un carré de néon qui se veut un espace de partage et de possibles. En réalité, il deviendra une boîte de Pandore, libérant les tensions d’un monde où chacun est campé sur ses positions et où tout dialogue est impossible. De jeunes consultants en publicité ambitieux, que personne ne freine faute d’opinion réelle, déclenchent un scandale, mais l’ironie veut que ce soit Christian, le seul à n’avoir pas été « consulté », qui en fait les frais.

La force de The Square est de ne jamais laisser place à une lecture unique : chaque personnage se retrouve dans une situation contradictoire, oscillant entre la culpabilité perpétuelle et la méfiance envers son prochain, entre le politiquement correct et la défense de la liberté d’expression, entre l’ouverture d’esprit et l’égocentrisme, entre le militantisme autoproclamé et le carriérisme implicite… Deux scènes portent à son paroxysme ce manège grinçant et sans fin : celle de la performance de l’homme-singe (inspirée sans aucun doute de l’artiste Oleg Kulik), qui va trop loin pour le bon goût, mais devant laquelle on garde un silence contrit ; et celle de la conférence finale au cours de laquelle Christian doit abjurer ses péchés sans pouvoir répondre à la moindre question sous peine de froisser un membre de l’assemblée.

Le spectateur, qui a toutes les raisons au départ de se tenir à distance du cirque qui se tient à l’écran, se voit interpellé non pas dans les grandes lignes, mais dans les infimes détails, dans la façon dont il se positionne (peut-être différemment de son voisin d’ailleurs) par rapport aux mises en situation. Avec habileté, Ostlünd nous amène à prendre conscience que celui qui regarde son film est exactement celui auquel son film s’adresse. The Square dénonce l’absence d’horizon d’un monde où l’esprit ne souffle plus. Rien ne semble pouvoir avancer dans cet univers où la parole est chuchotée ou formatée, où les actions ont moins de valeur collective qu’individuelle, où l’art lui-même est contraint de faire bonne figure. Le cinéaste ne nous indique pas la sortie, mais nous laisse avec largement de quoi penser…

 

Suède, Allemagne, Danemark, France 2017. Ré. et scé.:  Ruben Östlund. Ph. : Fredrik Wenzel. Mont. : Jacob Secher Schulsinger. Son : Andreas Franck. Int. : Claes Bang, Elisabeth Moss, Dominique West, Yerry Notary. 142 minutes. Dist. : EyeSteelFilm


25 novembre 2017