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Critiques

THE STRAIGHT STORY

David Lynch

par Elijah Baron

Malgré toutes les marques distinctives qu’on lui connaît, David Lynch a une capacité rare à déjouer, de manière constante et méthodique, nos attentes. Il était pour le moins improbable, à la fin des années 1990, après Twin Peaks: Fire Walk with Me et Lost Highway, qu’il sortirait un film grand public sous la bannière de Disney, et encore aujourd’hui, on croirait l’avoir rêvé. Dans le contexte de la filmographie de Lynch, le double sens du titre semble évident : celui-ci renvoie bien sûr au nom d’Alvin Straight, le personnage principal, mais aussi à l’étonnant et quasiment unique changement de registre du cinéaste. Selon Lynch, ce serait son film le plus expérimental ; il s’agit en effet de son film le plus linéaire et le plus classique à ce jour, et c’est bien ce qui le rend insolite. L’ironie du titre peut porter à croire à un exercice de style, et pourtant, The Straight Story est une œuvre sincère et particulièrement aboutie.

Si l’approche du sujet est inhabituelle, l’image centrale du film, comique et incongrue, celle d’un vieil homme qui décide de parcourir des centaines de kilomètres en tondeuse à gazon, est tout à fait lynchienne. Et, comme dans The Elephant Man, le grotesque se fait porteur d’humanisme, et non de cynisme, ne faisant qu’intensifier le mystère de la condition humaine. Les liens entre ces deux films sont multiples, les plus forts étant l’aspect émotionnel et la quête intérieure des personnages qui se traduit en un dernier plan presque identique : le ciel étoilé signifiant sans doute le retour à l’origine de la vie, à l’émerveillement innocent de l’enfance. C’est là la véritable destination d’Alvin Straight, un personnage aussi véridique que l’« Homme éléphant », qui entreprend un étrange périple de six semaines à travers le Midwest pour se réconcilier avec son frère mourant.

L’entrée en matière se fait par une scène qui n’est pas sans rappeler l’ouverture de Blue Velvet. Dans une petite ville américaine exemplaire, où rien ne laisse présager le drame, survient brusquement une situation de crise qui révèle la fragilité de ce monde idyllique, le faisant basculer vers l’irrationnel, jusqu’à l’hystérie collective. La fantasmagorie qui en découle est toutefois d’un genre nouveau : en surface, l’ordre idéalisé est rétabli et soigneusement cultivé au fil des rencontres bienveillantes que fait Straight sur son chemin. Mais si le subconscient de ce personnage n’est jamais tout à fait extériorisé, à la différence des autres films de Lynch, il n’en est pas moins que Straight vit une souffrance physique et morale qui procure à son odyssée un caractère religieux. Ce film, lisse en apparence au point de duper Disney, vacille en réalité entre le comique et le tragique, l’espoir et la détresse d’un homme sur le chemin de la rédemption.

L’innocuité suspecte du monde que crée ici Lynch finit par s’expliquer par le sentiment de culpabilité qui dévore le personnage de Straight : son parcours a en effet valeur de pénitence, sa vie ayant été marquée par un alcoolisme résultant de lourds secrets de guerre. Il n’est pas étonnant que le monde ne lui apparaisse pas sous un aspect menaçant, car son expérience lui a appris qu’il pouvait lui-même constituer une menace pour les autres. Il se dégage en outre de la vision de Lynch un esprit de communauté remarquable, rarement représenté avec autant de tendresse depuis les films de Frank Capra. Straight lui-même fait figure d’esprit indépendant, d’authentique original capable de vivre selon des règles qui n’appartiennent qu’à lui, quitte à passer pour innocent ou extravagant. Son âge avancé, qui paraît d’abord être un obstacle, ne fait par la suite que l’ennoblir, conférant à ses réflexions une lucide tristesse.

Son âge et son mode de transport contribuent également à briser les codes habituels du road movie : ce genre qui exalte habituellement la jeunesse et la vitesse, les routes dangereuses et les destinations inconnues, se retrouve ici efficacement détourné. Dans ce film sans réel antagoniste, c’est la vitesse qui intervient en tant que perturbateur principal, et une scène de descente effrénée compte sans doute parmi les plus terrifiantes du cinéaste. La sage lenteur de Straight sur sa tondeuse à gazon introduit chez Lynch une esthétique nouvelle ; le cinéaste est visiblement fasciné par ses personnages, et le rythme tranquille du récit lui permet de contempler, avec la patience et le lyrisme d’un Ozu, leurs visages si parlants. Alors que plusieurs films de Lynch s’apparentent à des cauchemars, The Straight Story, doux et éloquent à l’image de son héros, pourrait être son rêve le plus beau et le plus mélancolique.

 

Ce texte a été publié à l’origine dans le numéro 184 de 24 images.


8 avril 2025