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Critiques

THE SUBSTANCE

Coralie Fargeat

par Sylvain Lavallée

La première qualité du nouveau film de Coralie Fargeat (récompensé ce printemps à Cannes pour son scénario) est son absence totale de subtilité, dans la meilleure tradition des films d’horreur carburant à l’excès. Dès les premières minutes, nous recevons The Substance comme une sorte d’évidence parfaitement limpide qui, au lieu d’être développée et peaufinée, nous sera répétée tout du long avec un acharnement violent et une grossièreté assumée – il ne nous reste alors qu’à nous demander jusqu’à quels extrêmes Fargeat osera amener son concept.

Celui-ci est si élégant de simplicité qu’il suffit de le résumer pour en dégager naturellement l’idée centrale sur les standards de beauté féminine : Elizabeth (Demi Moore), une star déchue réduite à tourner une émission d’aérobique, est subitement renvoyée le jour de ses 50 ans. Elle décide alors d’utiliser une mystérieuse substance qui lui permettrait de devenir la « meilleure » version d’elle-même. Après injection, son dos s’entrouvre pour laisser naître un nouveau corps, plus jeune, plus « beau », plus « parfait » (celui de Margaret Qualley), mais elle doit suivre des règles rigoureuses pour partager sa vie entre ses deux formes, entre autres alterner obligatoirement d’un corps à l’autre tous les sept jours, sans jamais oublier, comme on lui répète souvent, qu’elle est une seule et même personne. La suite se développe de façon prévisible : bien sûr, la version plus « parfaite » se fait engager pour reprendre l’émission d’aérobique, devient à son tour une vedette adulée par les médias, et bien sûr elle veut tricher sur la limite de sept jours, être jeune plus longtemps, et bien sûr Elizabeth devient de plus en plus jalouse de son autre moi qui vole sa vie.

Cette logique scénaristique impeccablement cohérente sert donc de prétexte à la mise en image d’une haine de soi découlant de l’internalisation des exigences de jeunesse, une illustration par l’horreur d’un corps qui se retourne contre lui-même pour répondre à des standards impossibles, jusqu’à une finale poussant l’idée à son paroxysme dans un délire de gore et de latex dégoûtant. L’esprit de Cronenberg est bien présent (Videodrome et The Fly sont évoqués), mais le plus étonnant est de retrouver des influences moins « honorables », dont le Basket Case de Frank Henenlotter (pour le monstre meurtrier comme extension de soi) et le Society de Brian Yuzna (pour sa finale cauchemardesque de corps fondus les uns dans les autres). Étonnant, car au-delà du fait de voir un cinéma résolument trash (plus que ne l’était Titane) se retrouver sur la Croisette, l’esthétique de Fargeat s’inspire du vernis éclatant d’un compte Instagram, avec des images colorées et attrayantes qui sont l’envers du crade, du repoussant et du sale typiques de ce cinéma des années 1980. La mise en scène se nourrit de cette tension entre la beauté de surface, étudiée, et le monstrueux qui surgit en bout de parcours, ce qui amenuise quelque peu la force viscérale du body horror, apparaissant parfois un peu trop propre (la scène de la « naissance » est étrangement aseptisée), mais le film gagne en humour, comme souvent en horreur quand la démesure tourne au burlesque.

Demi Moore en pleurs se regarde dans un miroir

En fait, tout est joué sous ce mode de l’excès, comme pour rendre les intentions on ne peut plus claires : par exemple, ce personnage de méchant producteur, qui ne peut que se prénommer Harvey, et qui est interprété par Dennis Quaid tel un clown débitant les pires commentaires misogynes avec un sourire constant, en étant filmé dans des grands-angles déformant son visage ou insistant sur les bruits de succion de sa bouche quand il mange. Quant à Moore, elle peut expérimenter un registre inédit pour elle, alors qu’Elizabeth devient de plus en plus déjantée à mesure qu’elle se transforme en sorcière aigrie au corps à moitié décomposé. Le choix de distribution est déjà des plus éloquents, parce que Moore est elle-même une ancienne actrice vedette, emblèmes des années 1990 et de ses thrillers érotiques, entre autres, mais aussi parce qu’elle a commencé dans ce type de cinéma, dans le Parasite de Charles Band. Vu sous cet angle, The Substance est comme une réponse féroce à la façon dont Hollywood a voulu cannibaliser le corps de Moore, tout en permettant à cette dernière de se défouler dans une performance excentrique qui s’avère aussi jouissive que cathartique.

Par ce parti-pris jusqu’au-boutiste, Fargeat semble répondre aux critiques de son film précédent, Revenge, dans lequel son travail de réappropriation des codes du rape and revenge demeurait parfois trop ambigu. Les plans érotisés sur l’héroïne peuvent en effet être vus comme une contradiction dans la posture féministe, même si la volonté de subversion demeure apparente, et peut-être que nous pourrions faire le même reproche à The Substance, où ce type de plans abonde encore. Mais cette fois, il est difficile de ne pas voir l’ironie amusée de la mise en scène, où la multiplication participe d’une logique outrancière qui crée un effet comique, jusqu’au climax qui opère une sorte de renversement rendant la stratégie d’autant plus pertinente. Il n’y a plus de place au doute, du moins quant aux intentions (on peut toujours s’interroger sur la démarche), la réussite de The Substance se mesurant justement au fait qu’il semble inutile de décortiquer un tel film, non parce qu’il n’y a rien à interpréter, mais parce que l’important ne se situe pas dans un quelconque « discours ».

En effet, nous savons déjà que les standards de beauté créent une image impossible de la femme « parfaite ». Toutefois, en divisant littéralement le corps d’Elizabeth entre sa version âgée et sa version jeune, et en suivant ce concept jusqu’à une conclusion aussi logique que surprenante, Fargeat expose peu à peu toute la violence ressentie. C’est l’un des terrains les plus riches du cinéma d’horreur, une façon de court-circuiter le discours rationnel en prenant une idée au pied de la lettre pour créer une imagerie monstrueuse flirtant avec l’absurde (comme chez Cronenberg d’ailleurs), plus riche que ce que nos mots peuvent traduire. En ce sens, The Substance a peu à « dire », mais c’est précisément ce qui en fait un film d’une rare éloquence, qui nous laisse pantois tant il a l’audace de laisser s’exprimer par lui-même son spectacle ultra-sanglant, aussi grotesque que camp.


19 septembre 2024