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Critiques

The Terrorizers

Edward Yang

par Ariel Esteban Cayer

La sirène d’une voiture de police fend la quiétude de l’aube. Divers personnages – une romancière en mal d’inspiration, son époux carriériste, un jeune photographe sous une affiche gigantesque de Who’s Afraid of Virginia Wolf (1966) ainsi que la jeune délinquante vers laquelle file le véhicule en question – accueillent le jour qui se lève sur Taipei. Le récit se met en branle, le destin de ces divers personnages étant lié sans qu’ils sachent comment ni pourquoi (ils ne le sauront d’ailleurs jamais). Tous se lèvent néanmoins, sous le signe de cette ville au ciel pourpre, aux longs immeubles neufs sur lesquels miroite le soleil, pointant vers le microcosme fictif qu’habiteront de concert ces citadins. Bientôt, le jeune photographe deviendra fasciné par la jeune fille en fuite ; la romancière se mettra à l’écriture de son roman ; un petit complot professionnel se mettra en marche, et le téléphone commencera à sonner.

À l’image de cette mosaïque de personnages, ou des carreaux de vitre qui habillent la façade d’une tour à bureaux, divers clichés photographiques constitueront bientôt le portrait plus grand que nature de la jeune femme au centre du récit. The Terrorizers se déploie ainsi, tel un casse-tête fragmenté, un tour de force structurel, que l’on pourrait qualifier de film choral altmanesque nouveau genre (et fort moins bavard) ou de « cinéma hyperlien », tel qu’on l’appellera dans les années 2000 dans le sillage des Tarantino, Soderbergh et compagnie. Carrefour d’influences cinéphiliques qui synthétise habilement le cinéma de Fassbinder et d’Antonioni (le photographe est une référence directe à Blow-Up), le film permet de faire le tour d’horizon éclaté d’une ville à l’époque du miracle économique taïwanais et des « quatre dragons asiatiques ».

Portrait glacial d’hommes de métiers – certains venus de la Chine continentale –, de femmes de lettres, d’artistes, de petits criminels et de proxénètes de l’ombre, de même que de l’influence occidentale omniprésente dans la société (« Smoke Gets In Your Eyes » de The Platters sur la bande son), le cinéma de Yang témoigne d’un pays en plein bouleversement culturel, composé d’individus faillibles et fragiles. Le cinéaste filme pour capturer l’époque, mais celle-ci n’est pas glorieuse : ses personnages sont prisonniers de leurs cadres de vie (littéralement et figurativement), de leurs appartements modernes, de leurs bureaux en verre poli, de leurs mariages en crise. Yang capte l’aliénation de plusieurs générations à la fois prises, malgré les différences d’âge et de milieu, dans un même mouvement historique ; dans la même torpeur et le même ennui d’une bourgeoisie en devenir, déjà ambivalente face à cette prospérité asiatique à l’horizon – un avenir qui s’annonce prospère, mais vide de sens.

Plus que cinéphile, Yang est novateur : tout se joue ici autour d’un acte de « terrorisme téléphonique » (pour emprunter au titre, un prank call), mais également à la faveur d’une mise en scène radicale de la connexion (et de son contraire). Les divers protagonistes sont liés non seulement le temps d’un récit, mais également par l’entremise d’un montage réflexif, ciselé qui, pour épouser davantage ce thème de l’aliénation, joue sur une ambiguïté constructive et un subtil effet de désorientation. Ainsi, The Terrorizers établit rapidement une image moins réaliste que psychique d’une ville et de ses habitants : un univers étrange et symbolique, dont les éléments nous sont présentés de manière oblique le plus calmement et énigmatiquement possible, sans tension dramatique particulière, afin de créer plutôt un flux hypnotique et mystérieux. Le suicide d’un personnage devient à l’occasion d’une coupe une anecdote, voire pire, une entourloupe que raconte une jeune fille au téléphone. Ailleurs, c’est un éclat de violence déterminant qui est rejoué dans un contexte différent et qui en vient à placer tout le film sous le signe du rêve, du fantasme, du fictif : s’agit-il d’un roman que l’on raconte à voix haute et qui défile sur l’écran ? Dans The Terrorizers, la vérité et le mensonge, l’inspiration et la création sont interchangeables, constituant autant de connexions fragiles entre les individus.

C’est également dans de tels moments que le film bascule vers quelque chose de plus sombre, proche du film de genre (avec lequel Yang flirte dans Taipei Story ou encore dans Mahjong). Plus qu’un portrait de l’aliénation – flottant, glacial, ou vide – The Terrorizers se dévoile finalement comme la chronique d’un débordement, d’une tension latente qui menace à tout moment d’éclater au grand jour. Yang nous donne à voir plusieurs échos, plusieurs reflets de ces vies interreliées : autant de faux-semblants et d’habiles juxtapositions qui transforment la spécificité de ces diverses intrigues en récit universel. Autant de vies qui s’effritent de concert, guidées par un même état d’âme que l’on pourrait décrire – grossièrement – comme étant « l’air du temps ». The Terrorizers se clôt sur l’image d’une romancière qui vomit tout ce qu’elle a dans le ventre pour des raisons qu’il ne faudrait pas révéler ; mais qui vomit également un trop-plein d’angoisse et de peine jusqu’alors réprimées par tous les personnages de ce portrait d’une génération à la dérive.

The Terrorizers est disponible sur MUBI jusqu’à la fin septembre et sur Kanopy pour les abonné.es de la BANQ.


22 septembre 2020