The Thin Red Line
Terrence Malick
par Bruno Dequen
Tous les cinéphiles le savent, Terrence Malick est un cinéaste extrêmement discret. N’ayant aucun désir de posséder une vie publique, le réalisateur américain refuse systématiquement les entrevues et les événements promotionnels. Ses contrats stipuleraient même l’interdiction de le prendre en photo (rumeur crédible puisqu’il n’existe pas plus de 2-3 photos du monsieur en circulation depuis 1973). Ainsi, alors qu’il n’a pas tourné de films pendant vingt ans entre 1978 et 1998, personne ne sait exactement ce qu’a fait le cinéaste pendant cette période. Certains disent qu’il aurait enseigné la philosophie (sa discipline d’origine) en France, d’autres pensent qu’il aurait développé des projets inaboutis dans son coin. Bien entendu, cette discrétion absolue est d’autant plus marquante dans le cas de Malick que ses films, tous plus ambitieux et complexes les uns que les autres, font preuve d’une vision personnelle et manifestement très contrôlée qui suscite nécessairement la curiosité.
Une curiosité qui est décuplée lors de la sortie des films en DVD, puisque le support est depuis des années devenu l’un des principaux lieux d’exploration de l’univers de la création (à travers les documentaires et commentaires audio). Alors que Days of Heaven et The Thin Red Line avaient tous deux été édités en DVD au début des années 2000 sans aucun supplément, Criterion a décidé de ressortir ces films récemment (le premier l’année dernière et le second la semaine dernière) dans des éditions plus complètes. Le défi était donc de taille puisque Malick, fidèle à sa réputation, s’est impliqué personnellement dans la création technique des éditions (il a supervisé lui-même le transfert des films, et en a parfois modifié le color timing), mais a refusé toute participation aux suppléments.
Pour compenser cette absence, les producteurs ont décidé de multiplier les entrevues avec les équipes des films. Or, loin d’être superficielles et/ou complaisantes, ces interventions permettent de jeter un éclairage tout à fait inédit sur la méthode de travail du personnage mystérieux qu’est Malick. En effet, si son cinéma ne manque pas de commentaires (de nombreuses critiques, analyses et ouvrages ont été publiés sur son uvre), il n’en demeure pas moins que la plupart de ces textes ont toujours relevé de l’interprétation thématique ou esthétique. Or, l’intérêt de ces nouvelles éditions est de donner la parole à des techniciens dont le discours est avant tout pratique. Nous ne saurons jamais ce que pense le cinéaste. Mais nous pouvons désormais avoir une bonne idée de sa démarche, d’autant plus que les producteurs n’ont pas eu peur d’inclure des commentaires parfois étonnamment techniques pour une édition grand public (pour The Thin Red Line, un monteur discute même l’organisation des bins’ de prises par Malick).
L’un des acteurs de The Thin Red Line n’effectuant qu’une brève apparition dans le film (Thomas Jane, mais ils ont été nombreux dans ce cas!) raconte une anecdote particulièrement révélatrice. Il arrive sur le plateau de tournage pour faire une scène de dialogue assez courte avec Jim Caviezel. Or, Malick passe une partie de la journée sur cette scène. Il la tourne le matin, l’après-midi, le soir, etc. Parfois, il demande également aux acteurs de rejouer la scène sans parler. Un peu plus tard, Jane demande à Malick pourquoi il a passé autant de temps sur une si petite scène. Et ce dernier lui répond qu’il ne sait pas encore quoi faire avec la scène. En la tournant à toute heure de la journée (et sous des conditions climatiques diverses), il se garde ainsi la possibilité d’inclure la scène à n’importe quel moment du film lors du montage. De même, les prises sans parole’ lui permettent de pouvoir ensuite inclure sans problème une voix off s’il le désire.
Tous ses collaborateurs corroborent cette image du cinéaste. Le plateau de tournage n’est pour lui qu’un grand terrain de jeu permettant de tester le plus d’options possibles et de laisser libre court à l’improvisation (il est réputé pour tourner beaucoup de matériel, ne suivre que très vaguement son scénario et refuser la présence de producteurs sur son plateau). Ainsi, le film ne prend réellement forme qu’au montage. C’est bien entendu le cas de tous les films. Ce qui distingue Malick de la plupart des réalisateurs, cependant, est qu’il ne semble pas avoir une vision claire de son film avant de commencer le montage. Cela expliquerait la durée indécente de ce processus chez lui (un an et demi avec trois monteurs principaux pour The Thin Red Line) et le rapprochement possible avec la démarche de Wong Kar-Wai. Les deux cinéastes semblent en effet trouver’ leurs films en cours de création (rappelons que le projet d’In The Mood for Love était au départ un documentaire sur la gastronomie de Shanghai). La plupart des voix off composant le coeur de The Thin Red Line ont ainsi été écrites tard dans le processus, en fonction de l’inspiration des cuts. Cette méthode de travail si particulière explique certainement l’impression de composition organique que laissent les films de Malick. Sans cesse ouverts à toutes les possibilités, ces images semblent constamment vouloir déborder le cadre de leur récit pour montrer la totalité du monde perceptible. Un démarche assez inhabituelle en fiction, mais finalement très proche de certains documentaires. Mais surtout, une démarche à laquelle les admirateurs du cinéaste peuvent enfin avoir l’impression d’avoir accès. Bref, l’édition parfaite.
7 octobre 2010