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Critiques

The Tribe

Miroslav Slaboshpytskiy

par Helen Faradji

Au fin fond de l’Ukraine, Serguey, sorti d’on ne sait où, attend devant un arrêt de bus en piteux état. De l’autre côté de la rue, nous l’observons, parfois caché par le bruyant ballet des voitures et des camions, via l’œil d’une caméra aussi immobile que si elle attendait la tempête. Par quelques gestes précis, il demande son chemin à une vieille femme qui lui indique gentiment sur une carte. En quelques secondes à peine, The Tribe, premier long de Myroslav Slaboshpytsky commande l’attention. Solennel sans être précieux et virulent sans excès (sauf parfois de complaisance dans sa représentation du sexe et de la violence), le film, gagnant entre autres de la Semaine de la Critique 2014, happe d’emblée. La suite, détaillant le destin de ce jeune homme au sein d’un pensionnat transformé en QG d’un trafic de dope et de prostituées par quelques caïds et qui, après avoir grimpé les échelons de l’enfer sur terre, succombera au charme d’Anna qui, elle, ne rêve que de pouvoir partir, ne dénotera pas. Et mettra en valeur deux de ses plus belles particularités : 1) The Tribe est entièrement tourné en langage des signes par de jeunes acteurs non-professionnels sourds et muets, 2) il est une œuvre de cinéma rare.

Mais à quoi tient le cinéma, peuvent rétorquer les petits malins ? Pour certains, au visage d’une jolie femme approché en gros plan. Pour d’autres, à une féria d’images, de sons, de couleurs. Pour d’autres encore, à une réappropriation mythique de l’espace, ou même à une capacité unique à dire le monde auquel il se raccroche. Comme souvent en art, toutes les réponses sont possibles et c’est probablement ce qui le rend si beau.

Mais enlever un élément de l’équation, en l’occurrence les dialogues (The Tribe, comme il se présente lui-même de façon un rien publicitaire dans son générique, est un film sans voix-off, sans sous-titres, sans traduction), et les choses peuvent devenir plus claires. Le cinéma, comme il l’avait aussi été incarné dans le Leviathan de Castaing-Taylor et Paravel, n’est peut-être bien, comme l’ont professé Godard et d’autres à sa suite, qu’une pure question de mise en scène. De déplacements des corps organisés comme des tempêtes, pourtant chorégraphiées et gracieuses. De mouvements de caméra (plongées souples, travellings rapides mais sans heurts) que rien ne semble pouvoir arrêter. De sensualité et de fureur, les images vues devenant presque tactiles parce qu’un regard a su comment les cadrer. De lumière blanche et sèche, sculptant et découpant crument les gestes et les profondeurs de champ et faisant ressortir les couleurs. De rythme aussi, lorsque les plans séquences s’enchaînent, tantôt rapides, nerveux, puissants, tantôt d’une fixité crue tétanisante. De sensations décuplées en exaltant notre vue plutôt que notre ouïe.

Oui, The Tribe fait tout cela. Oui, il est un film de mise en scène. Au-delà même de son récit tout en implacable crescendo dramatique, dostoïevskien au possible, flirtant lors d’éclairs d’une sauvagerie inouïe avec le Mean Streets de Scorsese ou lors d’une terrible scène d’avortement avec le 4 mois, 3 semaines et 2 jours de Mungiu, c’est bien tout un langage de cinéma, une grammaire, qui y est soigneusement utilisé à pleine vigueur avec une maîtrise confondante, faisant du même coup oublier l’expérience immersive nouvelle qu’il fait vivre pour simplement laisser estomaqué par l’autorité que dégagent ses plans.

Sans parole, The Tribe n’empêche alors rien. Ni la compréhension, ni les émotions, ni les perceptions, ni même la réflexion. Car il est un film vivant. Un film qui réveille comme un seau d’eau glacée jeté au visage d’un homme qui dort. Un film qui s’impose sans avoir besoin de crier. Voilà bien ce qui dépasse la gagure et fait de lui ce qu’on peut appeler une véritable œuvre de cinéma.

 

La bande-annonce de The Tribe


6 août 2015