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Critiques

The Twentieth Century

Matthew Rankin

par Alexandre Fontaine Rousseau

Qui aurait cru qu’un récit inspiré par le parcours de William Lyon Mackenzie King pourrait être aussi drôle, amusant, imprévisible ? Que l’incarnation même d’une politique nationale médiocre deviendrait le héros névrosé d’un film parcouru de pulsions souterraines indécentes, de cactus métaphoriques évoquant la masturbation compulsive ? Que la ville de Winnipeg deviendrait un jour repaire de tous les vices, terreau fertile à la prolifération des perversions les plus inavouables ? Guy Maddin nous avait mis en garde, à travers son oeuvre, des penchants dépravés de la capitale du Manitoba. Mais on ne se doutait pas de l’ampleur de la situation, jusqu’à ce que Matthew Rankin nous l’expose finalement au grand jour, reprenant le flambeau tendu par son illustre prédécesseur, maître incontesté de l’onirisme parfumé à l’érable.

 The Twentieth Century est peut-être le plus canadien des films canadiens. Mais la justesse décalée de son regard tient justement au fait qu’il se situe en retrait de sa propre culture, l’observant de l’extérieur tout en l’explorant de l’intérieur. Avec ce premier long métrage, le cinéaste montréalais s’intéresse aux fractures qui menacent une identité nationale schizophrène, ancrant cette remise en question de ses mythes fondateurs dans la canonisation de la plus beige de ses figures institutionnelles. Enfin, s’exclame-t-on, une Minute du patrimoine ose nous dire la vérité sur l’héritage qu’elle colporte, présentant le Canada comme la nation du grand compromis, du puritanisme suffocant et de la sexualité réprimée, unie d’un océan à l’autre par son acceptation vertueuse de la déception.

Si Rankin s’écarte de la vérité historique, c’est pour mieux s’approcher de cette vérité que tend à masquer l’histoire officielle. Ses dérives factuelles alimentent la clarté de son discours, son exercice de psychanalyse nationale reposant essentiellement sur des élans de fantaisie d’une extravagante lucidité. L’histoire, chez Rankin, est une matière première qui n’attend qu’à être reconfigurée, un canevas juste assez balisé sur lequel l’artiste est libre de divaguer. Il ne fait aucun doute que son portrait de Mackenzie King est inspiré par la lecture de ses journaux intimes, dans lesquels le premier ministre admet sa fascination pour le spiritisme ainsi que sa relation complexe avec le fantôme de sa mère. Mais ces recherches servent au final de tremplin, alimentant une imagination féconde qui s’empare de ces fils pour tisser une courtepointe éclatée où le subconscient du père fondateur ne fait plus qu’un avec le fruit de ses entrailles.

Voici bien l’essence même de la thèse étayée : qu’un pays est une invention, qu’il partage avec l’individu l’ayant créé ses travers et ses obsessions, son subconscient pullulant de tourments à demi avoués. Le Canada de Rankin est une extension de son William Lyon Mackenzie King, hanté par la certitude inébranlable que sa destinée est liée à celle de la nation, persuadé qu’il est de la légitimité de son désir de diriger. Mais, tout en évoquant ses failles de caractère, le portrait que brosse le film de l’homme politique s’avère étrangement affectueux. Glorification et subversion ne se font jamais aux dépens d’une humanité qui demeure, au final, la principale préoccupation de Rankin. Son Mackenzie King tient du héros romantique au même titre que du vers de terre misérable. Victime de sa nature foncièrement canadienne, incapable de courage véritable, il est réduit malgré lui à servir les intérêts de sa Majesté dans le dominion, écrasant par le fait même les aspirations d’une nation québécoise cherchant à s’émanciper.

Dans un premier temps, c’est la forme éclatée de ce Twentieth Century qui retient l’attention. Par ses emprunts à la grammaire du cinéma muet, ses clins d’oeil à la tradition du serial et ses échos expressionnistes se réfractant dans le kaléidoscope du psychédélisme, l’objet se démarque d’emblée de tout ce qui se fait ici par son envergure et son excentricité assumée. Mais cette facture visuelle osée devient vite une seconde nature, tant celle-ci épouse et complémente de manière organique le souffle baroque de l’oeuvre qu’elle porte. Les effets de style, chez Rankin, ne relèvent jamais de l’embellissement superfétatoire ; ils déterminent le discours et nourrissent le propos, l’esthétique jetant un regard neuf sur cette histoire que le récit s’affaire à démonter. Premier long métrage visionnaire, The Twentieth Century n’est pas seulement « prometteur » ; il s’impose d’ores et déjà comme pierre d’assise d’une oeuvre aussi unique que nécessaire.


20 décembre 2019