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Critiques

The Witch

Robert Eggers

par Ariel Esteban Cayer

Les choses ne sont pas toujours ce qu’elles semblent être. Dans ce tétanisant premier film de Robert Eggers, un simple lapin peut s’avérer être un leurre, un bouc noir, le Seigneur des Ténèbres lui-même. Adapté verbatim de divers témoignages et contes populaires de la Nouvelle-Angleterre, The Witch se dévoile de même; sous des allures de simple film de sorcière se cache une exploration aussi précise qu’impitoyable des capacités qu’ont la foi et la superstition de structurer la réalité puis, à défaut de pouvoir l’expliquer, de la faire basculer dans l’horreur absolue.

Un poupon manque à l’appel, les récoltes pourrissent sur pied, les objets chéris disparaissent. Une menace sourde plane sur une famille d’Anglais puritains nouvellement établis en Amérique. Bien qu’Eggers soit sans équivoque quant à l’existence d’un Mal surnaturel rôdant au-delà des frontières du petit terrain de misère où réside la famille, le malheur qui s’abat sur elle s’avère rapidement bien inconséquent face à la ferveur religieuse qui finira par s’en emparer. De même, la sorcière du titre – celle qui se cache dans les bois autant que celle qu’on accuse d’avoir infiltré le domicile – deviendra moins un monstre qu’un symbole de cette tendance qu’a l’Homme à inventer des dualités pour ainsi justifier la bassesse de sa propre nature; une tendance d’autant plus terrifiante que, dans le 17e siècle qu’Eggers met en scène, celle-ci est d’une inflexibilité absolue, jusqu’à en devenir hallucinatoire, viscérale.

Plus simplement, Eggers structure son film autour de l’idée que la foi, comme le langage (ou même le cinéma d’horreur lui-même), a le fécond pouvoir de fausser l’expérience et l’affect du réel : n’est-ce pas, après tout, parce qu’on représente la lisière d’un bois sombre d’une certaine façon – qu’on la délimite comme « au-delà » – que celle-ci semble soudainement si effroyable ? De même, n’est-ce pas ainsi que la jeune femme devient impure vis-à-vis de Dieu ? Parce qu’on la représente, on la regarde (puis éventuellement on la filme) d’une certaine façon, jusqu’à dénoter sa puberté comme un moment déterminant, ses seins comme tabous, sa sexualité comme menaçante ? Avons-nous ici affaire à un simple bouc noir, ou à Satan lui-même ? À un rassemblement de sorcières, ou à un couvent de femmes libérées du joug puritain ?

C’est tout ce conditionnement catholique – et l’horreur qui se veut son contraire – qu’Eggers vient tranquillement miner, puis complètement subvertir dans The Witch. Le cinéaste s’attaque ici non seulement à la foi qui donne à l’Anglais puritain de quoi justifier sa colonisation du Nouveau Monde (et qui lui fait concevoir la Nature comme un territoire à conquérir), mais aussi à celle qui structure l’enfance – et particulièrement celle de la jeune Thomasin (Anya Taylor-Joy) – en lui imposant une longue série de règles, de peurs et de promesses redondantes de salvation. Faisant le pont entre le meilleur du cinéma de genre contemporain (tel A Field in England de Ben Wheatley) et Häxan de Benjamin Christensen  (1922), qui établissait un rapprochement entre les pratiques et superstitions du XVIe siècle et l’oppression des femmes « hystériques » du tournant du XXe, The Witch opère un glissement brillant et essentiel : de l’horreur de la sorcière – de la femme – à celle du puritanisme lui-même, allant jusqu’à présenter, lors d’une finale spectaculaire, la tradition païenne comme une salvation face à l’oppression religieuse de l’époque.

Eggers rend ainsi au cinéma d’horreur sa figure emblématique de la « final girl », celle qui dans d’autres films survivait en restant pure (Laurie Strode dans Halloween, Nancy Thompson dans Nightmare on Elm Street), mais qui survit ici en devenant magistralement « impure »; et ce en questionnant le fondement des croyances qui emprisonnent, ou en montrant dans les promesses du père toute l’hypocrisie malsaine et l’orgueil du personnage. Ici, rien de noir ou blanc évidemment, car la même survivante finira par accepter l’offre d’un autre Maître, l’offre de « vivre délicieusement », finalement libre, quoique faisant une avec les forces des Ténèbres.

S’appuyant non sur un antagonisme simpliste, mais bien sur les complexités psychologiques inhérentes à toute définition du « Mal » dans l’Histoire comme dans le cinéma d’horreur, The Witch rejoint le rang privilégié d’œuvres telle que The Shining (1980), où Kubrick (certainement plus que King) entretenait brillamment l’ambiguïté – entre alcoolisme et hantise – de la psychose de Jack Torrance. Bien au-delà de l’impitoyable nature du Nouveau Monde ou d’un quelconque Mal surnaturel persécutant le croyant, Eggers nous rappelle que le véritable ennemi du genre humain n’est nul autre que lui-même : son imagination, sa foi et ses peurs qu’il projette sur l’Autre, comme autant d’éléments essentiels aux histoires que l’on se raconte depuis la plus lointaine des nuits immémoriales, tous brillamment subvertis ici pour mieux circonscrire l’être face à l’inconnu.

La bande annonce de The Witch


19 février 2016