The World
Jia Zhang-ke
par Édouard Vergnon
Métamorphosé dans un désert, l’étonnant décor du quatrième long métrage de Jia Zhang-ke produirait l’illusion d’une nappe d’eau s’étendant à l’horizon : d’assez loin, sa réalité paraît irréfutable, faisant miroiter à celui qui la regarde la satisfaction imminente de ses besoins, mais commence de s’évanouir sitôt qu’on s’en rapproche. Le phénomène optique identifié, la question est moins de savoir si cette nappe d’eau existe ou non que de s’interroger sur la nature du profit à tirer de sa vision. Telle est en tous cas l’une des réflexions que nous propose The World, puisque avec ses répliques des plus célèbres monuments de la planète, le parc d’attractions du film devient lui aussi une immense surface réfléchissante, le lieu d’un grand mirage. Il est doué d’un même pouvoir de séduction, trompeur mais magique. De ce point de vue, la soudaine proximité géographique de sites éloignés dans la réalité par des milliers de kilomètres forme une image saisissante. Par l’artifice d’un spectacle purement touristique, elle donne l’illusion de nous faire tenir tous ensemble sur une superficie réduite, sans bagage culturel ni mode de vie spécifique. Aucune trace culturelle tangible, mais la manifestation naïve d’un principe reproductif qui nous engloberait tous dans le paysage.
C’est l’une des plus belles idées du film que de nous y inscrire virtuellement, nous spectateurs, et pas seulement ces hommes et ces femmes qui visitent le parc ou y travaillent : quand un paysan chinois traverse le plan et qu’au fond de ce même plan, la présence des buildings new-yorkais le « relie » immédiatement aux spectateurs américains qui le regardent, quand deux employés se disputent devant des pyramides égyptiennes et que la présence de ces pyramides les relie aux spectateurs égyptiens – et leur redonne incidemment une place minuscule, mais une place quand même, dans le temps de l’histoire –, quand un avion décolle au loin tandis qu’un petit groupe d’hommes vaque à ses occupations et semble alors plus que jamais prisonnier de son lopin de terre, on voit bien que le cinéaste n’« abandonne » jamais ses personnages à leur seul destin mais nous invite au contraire à en être pleinement solidaires. Ce faisant, si la dimension allégorique du lieu lui est consubstantielle, c’est uniquement par la disposition savante des personnages dans le plan que Jia Zhang-ke lui donne son caractère universel. Le type de voyage proposé aux visiteurs rappelle un comportement fréquemment observé dans les musées : quand les gens ne regardent plus le tableau qu’à travers l’objectif de leur appareil photo et s’en détournent sitôt la photo prise, sans même avoir pris le temps de l’examiner à l’œil nu. Pour les employés qui y travaillent, c’est un refuge autant qu’une prison, puisqu’il pérennise en quelque sorte cet état de tristesse vague, accompagné de torpeur et de rêverie, si caractéristique de la mélancolie. Filmé dans la largeur du cinémascope – formidable intuition de cinéaste que d’avoir compris qu’un tel espace ne « s’épanouirait » qu’à l’horizontale, à travers de longs travellings – il est simultanément un microcosme ouvert par la représentation sur l’infini, un lieu d’imagination pure, de projection et de désir.
Il faut beaucoup de talent pour parvenir ainsi à lui donner du sens sans jamais en formuler verbalement l’expressivité. Pour preuve, le fait par exemple que les employés ne parlent pas des monuments qui les entourent, ne les commentent pas et finalement les regardent très peu. Le cinéaste filme leur désir de mobilité sans l’appui du discours, les rêves ne sont pas formulés, l’envergure de ces rêves n’est monumentale que parce qu’elle est inscrite physiquement dans le paysage. Le film est construit sur de longs plans-séquences qui nous font passer – sans coupure – d’un groupe de personnages à un autre. Notre œil de spectateur est en permanence mobilisé, incité à parcourir les cadres, à placer chaque personnage sur un pied d’égalité, à entrer toujours plus profondément dans l’image puis à chercher, au-delà des hommes, cette part d’imagination qui les sauve ou les enterre. Malgré les intrusions dramatiques du réel (cf. l’épisode de la confiscation des passeports ou le triste sort de la jeune femme russe), sa portée politique et sociale, The World gardera toujours la qualité d’un songe collectif et silencieux. Durant quelques secondes, l’homme semble même en capacité de « communier » avec les objets : ce moment où, tandis qu’il fait sa ronde de nuit, un gardien éclaire subitement avec sa lampe de poche deux statuettes qui, non seulement le regardent mais paraissent, l’espace d’un instant, pouvoir s’adresser à lui. Un pas de plus de sa part et l’on se dit que l’une d’elles pouvait tendre la main. La scène, douce et magnifique, témoigne en creux du regard protecteur du cinéaste sur ses personnages. Tout comme ces flocons de neige qui tombent au dernier plan du film et font d’une mort visible un bien vivant sommeil.
8 janvier 2014