There Will Be Blood
Paul Thomas Anderson
par Gilles Marsolais
Le dernier opus de Paul Thomas Anderson, There Will Be Blood, risque de désarçonner ses détracteurs qui ne retrouveront rien de l’univers quelque peu maniéré de Magnolia ou de Punch-Drunk Love. Mais ce sera pour le mieux, pour leur plus grand bien, puisque ce film remarquable, ce morceau de bravoure n’est pas loin d’atteindre au « chef-d’oeuvre du siècle » proclamé par la critique américaine et ses fans inconditionnels.
Prospecteur minier sur la côte ouest au début du XXe siècle, qui finira par faire fortune dans l’or noir, Daniel Plainview est l’incarnation même du rêve américain et de son revers, l’appât du gain qui conduit au capitalisme sauvage. Mieux que dans Gangs of New York, par son jeu intériorisé, Daniel Day-Lewis interprète avec une rare subtilité l’aspect retors de ce self-made man, de ce maverick qui s’avère progressivement être un caractériel, voire un véritable monstre qui écrase tous ceux qui s’opposent à la réalisation de son rêve : devenir riche et puissant. L’autre pôle incontournable de la culture américaine, c’est la religion. Donc, autre figure emblématique de ce mythe fondateur de l’Amérique, le preacher qu’il rencontre sur sa route (troublant Paul Dano, à travers sa fragilité même et son ambiguïté, en jeune prédicateur de l’Église de la Troisième Révélation!), tout aussi retors et manipulateur que lui-même, complémentaire reflet insupportable de sa propre vérité, et qui s’impose d’emblée comme un incontournable de ce récit au souffle ample embrassant les grands espaces et les destins hors du commun.
Après une audacieuse présentation de plus de quinze minutes, sans dialogues, du personnage du prospecteur aventurier tout entier centré sur son rêve obsessionnel malgré ses déboires, ce film remarquable, d’une durée inhabituelle (2 h 45), file à la vitesse d’une balle, soutenu par la musique concrète de Jonny Greenwood (Radiohead) et une bande sonore tout en nuances qui ose s’aventurer sur le terrain de l’expérimentation, et a la puissance d’un cours d’eau sauvage (ou d’un brutal jet de pétrole incontrôlable confirmant l’existence d’une nappe souterraine!) charriant avec lui le limon et les toxines. Il est à prendre tel quel, même avec ses excès baroques qui pourront passer pour des imperfections aux yeux de certains. Quoi qu’il en soit, inspiré du roman Oil! d’Upton Sinclair, There Will Be Blood s’impose déjà comme un classique du cinéma américain, au même titre que certains films de George Stevens (Giant), John Huston, Orson Welles (dont Citizen Kane, bien évidemment), ne serait-ce que pour sa formidable étude de caractères et une certaine idée du cinéma qui le traverse.
Mais aussi, la prospection cruelle des apparences, et la réflexion sur les valeurs matérielles et spirituelles que sous-tend ce travail sur la vérité et le mensonge, qui trouve son prolongement chez le personnage du fils sacrifié devenu sourd à l’appel du père, et son point d’orgue dans sa finale démoniaque au cours de laquelle l’idée même de la religion en prend pour son rhume, font de ce film une oeuvre résolument inscrite dans la contemporanéité de l’Amérique.
13 janvier 2008