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Critiques

Thérèse Desqueyroux

Claude Miller

par Éric Fourlanty

En tournant Thérèse Desqueyroux 36 ans après son premier film, La meilleure façon de marcher, Claude Miller savait que ce serait son dernier. Pourtant, aucun aspect testamentaire dans ce film en ligne droite avec les thèmes de ce fulgurant premier film et de plusieurs autres (Dites-lui que je l’aime, Garde à vue, La chambre des magiciennes, etc.): la cruauté et les convenances, les pulsions et le social, la folie et les apparences. La part d’ombre, le secret et l’inavoué marquent l’œuvre de ce cinéaste respecté par les uns, sous-estimé par les autres et souvent les deux à la fois par les mêmes personnes. Ce Thérèse Desqueyroux sombre et sage est le film d’un homme qui a eu l’élégance d’être encore lui-même face à la mort qui approche. Paraphrasons La Palice : « Un film avant de mourir, il était encore vivant! ».

Dans le roman de Mauriac, publié en 1927, Thérèse sort du tribunal où elle vient d’être blanchie d’une accusation de meurtre par empoisonnement de son mari. S’ensuit un long flashback où elle nous raconte, où elle se raconte, ce qui l’a mené jusque-là : cette bourgeoisie landaise d’où elle est issue, ce mariage à un Desqueyroux, propriétaire terrien pas plus bête qu’un autre, mais pas plus fin non plus, cette asphyxie progressive dans une vie pour laquelle elle sait depuis longtemps qu’elle n’est pas faite, sans savoir non plus de quel bois elle est faite. De retour chez elle, ou plutôt chez eux, elle est cloîtrée, prisonnière d’un clan familial pour qui le « qu’en-dira-t-on » est un crédo – jusqu’à sa libération, solitaire, anonyme, dans la foule parisienne.

Contrairement  au film de Franju de 1962, qui suivait religieusement la structure narrative du roman, Claude Miller et sa coscénariste Natalie Carter ont choisi de raconter le chemin de croix de Thérèse de façon linéaire. Là où Mauriac et Franju nous donnaient une meurtrière innocentée, Miller nous présente d’emblée les circonstances atténuantes d’un geste qui, même pour la principale intéressée, est au-delà du rationnel. Ce faisant, il ne nous la rend pas plus humaine – la part de mystère s’en chargeait – mais plus anecdotique et, comble de l’hérésie pour cette héroïne insaisissable, plus compréhensible. Et donc, plus banale, plus ennuyante.

Claude Miller a-t-il été gagné par la pesanteur de son sujet? En effet, alors qu’il est le maître de l’eau qui dort, du feu sous la glace, ce film-ci distille un ennui de bon aloi, semblable à celui d’un diner dominical dans une famille bourgeoise. Tout est à sa place, rien à redire. La mise en scène est précise et soignée, la reconstitution d’époque, impeccable, et les acteurs, sans faute, y compris Audrey Tautou qui, avec son regard si noir qu’on peut y lire ce qu’on veut, parvient à faire oublier cette Amélie Poulain déguisée en Coco Chanel qui se prendrait pour Madame Bovary. Tout est à sa place mais l’intangible, l’enlisement, l’effarement d’une Thérèse qui sait qu’elle n’est pas de la « race implacable des simples » sont ici absents.

En 62, avec ses gris et ses clairs obscurs, son noir et blanc de l’enfermement et le visage faussement limpide d’Emmanuelle Riva, Franju avait saisi l’essence de ce roman cruel et terrien. Miller ne donne à voir que les signes extérieurs de cette prison dorée. Les pins qui, fantomatiques chez Franju, proches de l’abstraction, tendaient leurs bras vers un ciel lourd, semblent ici tout droit sortis des Petits mouchoirs de Canet, baignés d’une lumière mordorée qui leur donne un air de forêt enchantée. On est loin du symbolisme fort de cette forêt pour laquelle Bernard et Thérèse se sont mariés, cette forêt qui, lorsqu’elle brûle, menace l’économie de la région, la vie de ses habitants et la santé mentale des âmes fragiles.

Cette forêt, agrandie sous Napoléon III pour assainir les marécages et fixer les dunes de sable, est, dans le roman de Mauriac, sauvage, libératrice, nourricière et étouffante, marquant jusqu’au plus petit détail – Thérèse qui, même sur les trottoirs de Paris, écrase le mégot de sa cigarette du talon par crainte de l’incendie – ceux et celles qui y sont nés. Ici, elle ne sert que de décor, de toile de fond à un drame dont les contours sont si bien dessinés qu’on n’en sent pas le cœur. Il reste un film en apparence académique mais qui, comme souvent avec Claude Miller, pourrait bien se révéler être trop lisse pour être honnête. Pour le savoir, il faudrait le revoir…

La bande-annonce de Thérèse Desqueyroux


29 novembre 2012