Thou Wast Mild and Lovely
Josephine Decker
par Céline Gobert
Dans une ferme du Kentucky, Sarah (Sophie Traub) vit seule avec Jeremiah (Robert Longstreet), un homme plus vieux qu’elle, au milieu des vaches, des chevaux, des poulets et des chiens. Elle entretient un lien puissant, quasi mystique, très organique, avec la nature. Quand Akin (interprété par Joe Swanberg, avec qui la réalisatrice a collaboré par le passé en tant qu’actrice) s’installe pour l’été, l’équilibre entre Sarah et Jeremiah (son père? son patron? son amant?) est perturbé. Comme dans son précédent long métrage Butter on the latch, Decker entraîne le spectateur, et ses personnages, dans une descente aux enfers, aussi lyrique que dérangeante, autour du pouvoir ambivalent de la sexualité et de la Nature.
En s’appuyant sur un montage acéré, des montées d’adrénaline soudaines, ou des irruptions d’instruments à corde dissonants, ou encore des interruptions brutales de plans, la mise en scène cultive une tension, souvent asphyxiante, qui n’était pas présente de prime abord. Decker réinterprète constamment l’image, tranquille, neutre, par le prisme des tourments de ses personnages, qui, à mesure qu’ils perdent le fil du réel, sombrent dans une épouvante psychosexuelle brumeuse. Les flous, les angles de prise de vue, les formes narratives utilisées (le point de vue d’une vache, par exemple) distordent ainsi sans cesse l’environnement naturel pour le transformer peu à peu en cauchemar : le beau y devient laid, ou menaçant, le désir se fait grossier, l’amour devient obsession. Et, l’air de rien, la banalité apparente se mue en récit d’horreur.
Avec sa promesse d’implosion diffuse,Thou wast mild… emprunte ainsi beaucoup aux films de genre, afin de mieux révéler le pouvoir maléfique latent de toute chose. Cette idée jaillit notamment d’un plan génial (mais il y en a d’autres) où l’héroïne s’amuse d’un petit crapaud qu’elle a péché dans un ruisseau terreux avant de le dévorer tout cru sous les yeux subjugués d’Akin, qui embrasse alors ses lèvres pleine de sang. La voix off qui explicite les pensées de la jeune femme par rapport aux caractéristiques fantasmées de son parfait amoureux (« My lover is…») se teinte peu à peu d’ironie : le crapaud est croqué à pleine bouche, le prince n’est pas un prince, et il est loin d’être célibataire. Le conte de fées est vicié. Thou wast mild… s’amuse d’ailleurs tout du long, de façon plutôt perverse, à faire ressortir le laid de ses personnages, l’inavouable. Le désir et le sexe, notamment, révèlent le pire chez l’humain, susceptible de surgir d’un plan, d’un faux pas, et ce de manière fulgurante. Alors qu’ils semblent contenir toute la force de l’univers, ils déclenchent aussi les atrocités les plus abominables chez qui ceux qui en subissent les assauts.
Avant tout donc, Decker parle de sexualité, de la rencontre entre deux personnages : un masculin réprimé, sous tension (comparé d’ailleurs à une sorcière !) et un féminin plus libre dont l’énergie massive, sensuelle et spirituelle, semble remonter des entrailles de la Terre. Au plus près des corps et des peaux, elle fait du plaisir charnel le cœur d’un récit angoissant : on voit la sueur couler sur les visages, la terre qui salit les mains, on entend les râles de plaisir, les souffles des personnages, on ne manque aucun de leurs regards exprimant la tension sexuelle qui les anime, les gouverne. Decker se délecte à plonger le spectateur dans le malaise pour mieux le prendre par surprise dans le dernier tiers du film, véritable perturbant par sa charge malsaine. En plus du danger permanent que représentent la ruralité, et les rednecks qu’elle abrite, c’est la caméra, mouvante, instable de la réalisatrice qui, en adoptant souvent le point de vue d’un personnage, génère dès le début du film un inconfort chez le spectateur. Celui-ci est ainsi placé dans une position de vulnérabilité et d’impuissance que la cinéaste exploite pour mieux le dérouter, voire le traumatiser, par la suite.
Enfin, le contraste entre l’expérience subjective du désir chez l’homme et chez la femme est également d’une grande violence : alors que Sarah atteint l’orgasme en plein jour, couchée sur l’herbe, par la seule puissance de son lien avec l’espace et en accord avec ses profonds désirs de communion/fusion avec l’environnement naturel, Akin se masturbe par deux fois dans la pénombre, à la va-vite. C’est glauque, trivial, très terre à terre (il pense à une Sarah en position suggestive, en petites culottes, là où Sarah puise son orgasme dans le ciel, l’herbe et la nature). Au déploiement sensuel, et à la connexion mystique qui s’opère entre l’héroïne et l’univers – les plans sur les étoiles lors de la séquence finale sont éloquents – Decker y appose une horreur sans nom : le réalisme des hommes, triste et misérable.
Le film est disponible sur Mubi jusqu’au 27 octobre 2017.
4 octobre 2017