Critiques

Three Billboards Outside Ebbing, Missouri

Martin McDonagh

par Charlotte Bonmati-Mullins

Tout le monde se connait dans la petite ville d’Ebbing, au Missouri ; sans doute un peu trop. Un meurtre crapuleux y est survenu plus tôt, et la police locale semble davantage préoccupée à brutaliser les Noirs du coin qu’à mettre la main au collet du désaxé. À la fois révoltée par l’ignominie dont sa fille a été victime et par l’indifférence des autorités à son égard, Mildred Hayes s’en va donc en guerre contre ceux censés représenter la loi et l’ordre. Avec Three Billboards Outside Ebbing, Missouri, Martin McDonagh prouve une nouvelle fois qu’il manie aussi bien l’image que le verbe, et que son cinéma est plus singulier qu’une simple variation du style de Tarantino. Du court métrage remarqué aux oscars en 2004, Six Shooters, au déjanté Seven Psychopaths (2012), en passant par un In Bruges (2007) tout en clairs-obscurs, le réalisateur et dramaturge façonne un univers dans lequel cohabitent les extrêmes, à commencer par le ton tragi comique qu’il déploie autour de situations absurdes et de rencontres improbables, souvent fatales. Certes, son humour est radicalement noir et strié de gerbes de sang rouge vif, mais il y a toujours des fulgurances d’humanité dans l’effusion de cette violence.

À l’image de la vision lapidaire que l’écrivaine Flannery O’Connor porte sur les gens des petites villes américaines, McDonagh travaille lui aussi une myriade de caractères, archétypaux en surface, mais complexes une fois que les personnages sont mis en relation les uns aux autres. Son écriture du dicible et du visible est d’une sensibilité implacable, qui va autant s’inspirer de la plume au vitriol d’O’Connor (à l’oeuvre en particulier dans sa nouvelle brutalement drôle Les Braves gens ne courent pas les rues), que des westerns crépusculaires (notamment ses héros ambigus, la disparition des lignes de démarcation entre le bien et le mal, la justice et la loi). Or si le cowboy solitaire le plus emblématique du genre était au départ un John Wayne entièrement vertueux et héroïque, bien plus complexe et nuancé par la suite, la figure d’ombre et de lumière mise en scène par McDonagh est ici campée par une Frances McDormand dont la prestation, tout en s’inscrivant pleinement dans cet héritage, insuffle une dimension nouvelle. En effet, son interprétation parvient à nuancer la force quasi-monolithique de Wayne (jusqu’à sa démarche chaloupée) à coups de petites touches de vulnérabilité. De ce fait, l’actrice excelle autant lorsqu’il s’agit de réduire au silence un homme d’Église que lorsqu’elle préfère se confier à une biche, avant de fondre en larmes.

De manière générale, tout l’art de McDonagh est là. Et dans Three Billboards Outside Ebbing, Missouri, il est souvent virtuose, puisqu’il (dé)montre que de la violence la plus extrême peut aussi naître différentes formes de bienveillance. Comme si de la monstruosité pouvait aussi, parfois, émerger une lueur d’humanité. Or pour arriver à ce degré d’imprévisibilité, le réalisateur réussit à caractériser des personnages dans toutes leurs contradictions. L’officier Dixon notamment. Sam Rockwell, éternel second rôle au talent trop longtemps passé sous le radar d’une reconnaissance publique malgré une filmographie de tout premier ordre (Confessions of a Dangerous Mind, Moon),  compose un personnage à la lisière de l’idiotie et de la barbarie, sans jamais stagner dans l’une ou l’autre. Individu grossièrement déséquilibré et pourtant révélateur d’une société en déroute, Dixon ne sera certes pas sanctifié, ni absous de ses pêchés par les flammes, mais la fin ouverte peut toutefois laisser croire à un changement. En allant plus loin que dans In Bruges, c’est moins la violence qui intéresse McDonagh que ses effets : que ce soit le passage du deuil à la vengeance, ou celui de la souffrance à la colère, ou encore, le point de bascule entre la cruauté et l’empathie. Comme autant de facettes d’une même condition grotesque et réaliste, mais ô combien humaine. Or, aussi bien l’évolution du personnage de Dixon que la fin en points de suspension sont significatifs du ton de McDonagh, sans cesse à mi-chemin entre optimisme (des individus prêts à reconstruire ne serait-ce qu’un semblant de tissu social) et fatalisme (des institutions défaillantes dans lesquelles les individus sont tellement encastrés qu’il n’y a plus d’issue possible outre l’intolérance et l’individualisme).

La complexité ubiquitaire des personnages impliquent certes un jeu d’acteur impeccable, à la fois capable d’intensité et de brusques changements de registre (autant les rôles principaux que les rôles secondaires, de Woody Harelson au jeune Caleb Landry Jones, relevant d’ailleurs le défi avec brio), mais aussi une mise en scène précise et rigoureuse. À ce titre, la direction photo de Ben Davis et le montage de Jon Gregory, combinés à la musique de Carter Burwell, ont un rôle prépondérant dans la réussite de l’entreprise. Dès les premières séquences, le ton tout en contraste, est donné : le film s’ouvre sur un paysage changeant du Midwest, d’abord embrumé puis ensoleillé, comme s’il reflétait le deuil de Mildred à l’aube d’un espoir que lui laisse entrevoir la vengeance, ici symbolisée par les panneaux publicitaires en friche. Et si la musique revêt des allures martiales à partir du moment où la voiture de l’héroïne réenclenche la marche avant vers Ebbing, c’est que Burwell suit une méthode chère à Ennio Morricone dans les westerns spaghetti. C’est-à-dire composer un thème propre à chacun des principaux protagonistes, sorte de signature musicale, avant de faire écho aux grands thèmes du film (la guerre, la mort, le deuil), puis d’agencer les différentes partitions entres elles et ce, au fur et à mesure que les relations des personnages se modifient.

En mettant en scène une petite ville américaine fictive, où la plupart de ses habitants correspondent au stéréotype du « redneck » (la classe ouvrière, blanche, rurale et conservatrice) et où les évènements s’y déroulant prennent une tournure démesurée, Martin McDonagh se livre à un exercice de style à la fois complexe et périlleux. Car l’absurde et le grotesque servent ici de miroir grossissant dans lequel le spectateur peut toutefois distinguer un discours plus profond et réaliste : un portrait socio-politique de l’envers du mythe américain mettant en lumière ce que l’élection de Trump charrie en termes de nationalisme, d’intolérance et d’individualisme. Et même si les braves ne courent pas les rues, et qu’à l’instar des alliances improbables qui ponctuent Three Billboards Outside Ebbing, Mirrouri, il faudra bien se contenter d’une morale toute relative et d’une humanité en friche.


26 janvier 2018