THREE THOUSAND YEARS OF LONGING
George Miller
par Carlos Solano
Malgré sa volonté claire de revisiter Les mille et une nuits, le nouveau film de George Miller, Three Thousand Years of Longing, s’inscrit moins dans les recherches narratives complexes de Pier Paolo Pasolini et Miguel Gomes que dans le sillage des expérimentations techniques d’Alexander Korda, producteur inspiré et tête pensante, entre autres, de The Thief of Bagdad ou Jungle Book dans les années 1940. Tilda Swinton surprend par sa fragilité et sa sensibilité dans son rôle d’Alithea, une narratologue obsédée par le besoin de retrouver le noyau dur de toutes les histoires du monde, inquiétée par la façon dont la science moderne étouffe la possibilité du mythe et le plaisir de transmettre des récits. Dans un bazar à Istanbul, elle se procure une lampe d’où se libère un djinn (Idris Elba). Fidèle au mythe, il propose à Alithea d’exaucer trois vœux en échange de sa liberté et s’adonne au plaisir ancien de se raconter soi-même.
Malheureusement, l’imaginaire convoqué par le film, s’il témoigne haut et fort d’un désir de réenchanter le monde, échoue lorsqu’il entre en contact avec une mise en scène lisse et paresseuse. L’émulsion ne prend pas : ni dignes de Méliès ni réellement spectaculaires, les trucages convoqués par Miller sont loin du charme amateur des premiers temps et font preuve d’une volonté de sophistication dépourvue des prouesses techniques de l’époque actuelle. Three Thousand Years of Longing séduit lorsqu’il se prend peu au sérieux, comme dans les premières séquences, où le génie, pur biceps, émerge de la lampe magique et étouffe l’espace d’une chambre d’hôtel avant d’adopter une taille humaine. Immédiatement après, le film prend la voie d’une narration chronologique, se voulant mille-feuilletée mais se contentant finalement de quelques miettes, clichés orientalistes, d’une structure peu complexe et d’une imagination somme toute assez pauvre. Pauvre dans ses effets visuels, ridicule malgré elle et inféodée à un propos finalement assez ringard puisque le personnage de Swinton, initialement fort et solitaire, s’avère « incomplet » par manque d’amour. Erreur fatale de scénario, contradiction révoltante : l’émancipation du génie s’identifie à celle d’une femme qui aurait enfin trouvé l’amour (hétérosexuel), pièce manquante à la recherche de sa quête du bonheur.
Miller propose ici un film très politiquement éloigné de l’angoisse écologique de Mad Max. Et pour cause, puisque le réalisateur assume avoir conçu son nouveau film comme une sorte d’anti-Mad Max : à la physicalité de l’image et du son de Fury Road s’oppose ici une légèreté visuelle qui s’approche de l’esthétique publicitaire ; si Mad Max élaborait une conception du monde fondée sur la vitesse, Three Thousand Years of Longing procède d’un postulat inverse : voyage dans le temps, retour en arrière, rythme posé, irrégulier, asthmatique. Le film ouvre des pistes et libère des idées sans en explorer véritablement aucune : le pouvoir qu’exerce l’amour sur nous, le désir anthropologique des récits, l’importance de l’imagination dans la lutte contre les présupposés raciaux, la peur d’être sous l’emprise du désir de quelqu’un d’autre, l’horreur du désir tout court, mais aussi, résidu probable de Mad Max, la désintégration littérale du mythe dans nos sociétés modernisées.
« Ne croyez jamais le conteur, mais le conte ». Si la formule célèbre de D.H. Lawrence vaut comme postulat pour le cinéma tout entier, si elle invite à oublier le prestidigitateur au profit de la magie qu’il produit, le film de Miller provoque l’impression contraire : le conteur l’emporte sur le conte, les histoires racontées par le génie s’avèrent sans morale, sans corps, sans profondeur. Si tout est prétexte à récit, ce ne sont pas toutes les histoires qui se valent. Il ne suffit pas de conter, il faut savoir le faire. Non pas mille et une histoires mais plutôt mille et une façons de les raconter.
Miller, dont la filmographie atteste assez bien d’un style volontairement indéfinissable (les deux Happy Feet, tous les Mad Max, les deux Babe) ne parvient pas à ré-émerveiller le cinéma même si l’intention coule entre les images de son film. Objet indéterminé à l’imagination radine et dépourvu de la facture d’un blockbuster, Three Thousand Years of Longing est un film destiné à provoquer l’insatisfaction, ce qui fait de lui une œuvre qui fraternise avec le travail de Terry Gilliam et qui s’avère donc gardienne, après tout, d’un certain charme suicidaire.
7 septembre 2022