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Critiques

Titane

Julia Ducournau

par Apolline Caron-Ottavi

Les prix ne sont en rien un angle pour aborder un film, mais autant évacuer l’éléphant dans la salle : les années passant, elle était de plus en plus attendue et à juste titre réclamée, la nouvelle Palme d’or féminine, après celle – ex-aequo – de Jane Campion il y a près de 30 ans. Elle est finalement tombée : Titane de Julia Ducournau, dont le premier long métrage, Grave, s’était déjà fait remarquer. Vu l’enjeu, on ne peut que se réjouir de tenir une Palme d’or qui est un film au féminin sans être un film à discours, un film de son temps sans être consensuel, et surtout une œuvre qui n’a rien pour faire l’unanimité, ce qui est plutôt sain.

Alexia (Agathe Rousselle, nouveau visage aux mille facettes), une jeune femme androgyne qui s’accouple avec des voitures et mène un prolifique parcours de tueuse en série se prête au jeu de passer pour le fils prodigue de Vincent (Vincent Lindon comme vous ne l’avez jamais vu), un pompier qui a le cœur brisé par la disparition de son enfant et se pique aux stéroïdes. L’intrigue, sur le papier, peut d’emblée en décourager certains – à l’instar de Nanni Moretti, qui s’est « senti vieux » devant un tel résumé. Pourtant, il y a bien plus que cela à déplier dans Titane, plus malin qu’il n’y paraît quoi que moins immédiatement satisfaisant que Grave. Ce dernier était un premier film de genre efficace, bien ficelé, au propos frappant, tandis que Titane, dans sa façon d’être plus spectaculaire, plus tentaculaire, et de mélanger les genres comme les tons et les degrés (passant de l’horreur grand-guignolesque au pathos, de l’humour décalé à la noirceur), est moins évident à situer et prend également le risque de paraître plus lourd et confus. Mais c’est tout à l’honneur de la cinéaste de ne pas se reposer sur ses lauriers : singulier et entier, son film semble déjouer discrètement les reproches pouvant lui être adressés.

Dès les premiers plans, Ducournau s’inscrit dans une filiation cinématographique. Titane s’ouvre sur un flashback dans lequel l’héroïne, enfant, se fait greffer une plaque de métal dans le crâne suite à un accident de voiture. Au volant de la voiture, le père agacé par l’agitation de sa fille sur la banquette arrière n’est autre que le cinéaste Bertrand Bonello ; et cette idée d’un accident originel, déclencheur de pulsions charnelles, rappelle bien évidemment le Crash de Cronenberg, dont la cinéaste ne cache pas qu’il est un de ses films fétiches. Cette prémisse annonce certes le goût de la référence qui parcourt Titane, mais énonce dans le même mouvement la volonté de la cinéaste de faire un pas de côté par rapport à ses prédécesseurs – ou peut-être même un pas plus loin : en ancrant par exemple la sexualité et la naissance des fétiches dans l’enfance, ce qui n’est somme toute pas si courant (si ce n’est par exemple dans le cinéma de Lucile Hadzihalilovic).

De façon plus générale, Ducournau affirme la singularité de son regard au féminin en le laissant s’imposer de lui-même plutôt qu’en le mettant en exergue. La cinéaste s’en donne ainsi à cœur joie avec une mise en scène qu’on pourrait s’amuser à qualifier de musclée : clinquante, colorée, bruyante, aussi rutilante qu’une décapotable, elle joue de la lumière des néons et de l’ultra violence à la manière d’un Nicolas Winding Refn, provoquant une impression d’éclatement, de surenchère, d’outrance et flirtant souvent volontairement avec le grotesque ; mais à travers cette même mise en scène, elle filme de façon très sensorielle le corps féminin, mettant à jour comme rarement ses angoisses, ses souffrances, ses ambiguïtés, ses déchirures, sa chair. En cela, elle apporte quelque chose d’inédit, qui la distingue de fait de ceux auxquels sa mise en scène amène à la comparer.

En faisant ces pas de côté, Ducournau nous incite à faire de même. Juste après la séquence d’ouverture, lorsque l’on retrouve Alexia adulte, effectuant une danse langoureuse sur le capot d’une voiture de luxe devant un public d’hommes libidineux, il faut ainsi réapprendre à regarder cette scène. Non, on n’a pas affaire ici au poncif de la malheureuse femme-objet contrainte de gagner sa vie grâce à l’exhibition de son corps. On assiste en réalité au spectacle enflammé d’une femme qui exerce exactement le métier qui lui convient : celui qui lui permet, soir après soir, d’accomplir ses désirs profonds et de vivre en paix sa préférence sexuelle – pour tout ce qui a trait au métal (comme nous le confirmera une scène de drague ultérieure, où une apparente attirance lesbienne se révèle en fait guidée par la présence d’un piercing sur un sein). Les hommes ne seraient au fond guère plus qu’un désagrément dans cette scène s’ils ne permettaient pas à l’héroïne d’assouvir au passage l’autre pendant – meurtrier – de ses pulsions.

Tout au long de Titane, Ducournau s’amuse ainsi à évoquer des représentations plus ou moins codifiées et des enjeux plus ou moins évidents pour mieux en brouiller les pistes ou y ajouter une couche de complexité. On pourrait ainsi avancer que le film est plus tordu et sa démarche plus subversive que le discours qui a tendance à l’entourer : oui, la cinéaste prend à bras le corps (et avec beaucoup d’inspiration) des questions actuelles telles que la fluidité des genres, mais elle en profite justement pour entraver toute tentation de faire émerger de nouvelles normes, pour célébrer la sexualité dans ce qu’elle a de plus protéiforme (et donc dans ce qu’elle a encore de tabou), pour explorer les zones troubles de l’impérieux désir reproductif des humains et de l’inégalité des corps face à celui-ci, pour rappeler enfin que l’identité est multiple, mouvante, et qu’elle relève parfois autant de l’imagination – d’autrui ou de soi-même – que de la réalité.

Julia Ducournau réunit des personnages mutants, aussi uniques en leur genre qu’enfermés dans leurs propres stéréotypes, sans jamais juger ou caricaturer l’un plus que l’autre. Elle les inscrit dans des schémas narratifs qu’elle reprend pour mieux les déconstruire : ce que l’on pourrait lire un peu vite comme l’histoire d’une jeune femme en quête d’un père se révèle plutôt être celle d’un homme qui cherche absolument à être un père, et de sa rencontre avec une femme qui, à travers lui, parvient pour la première fois à éprouver du désir pour un être humain – tout simplement. Titane est donc avant tout une histoire d’amour manquée, reposant sur l’incompréhension totale de deux êtres qui pourtant n’ont que l’un pour l’autre et s’apaisent dans leur complémentarité. Il y a là quelque chose d’étrangement beau et comique à la fois : à l’instar du film, dont les moments les plus émouvants sont aussi ceux qui font sourire – soyez certain que vous n’entendrez plus jamais la macarena de la même façon.


6 octobre 2021