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Critiques

Titicut Follies

Frederick Wiseman

par Robert Daudelin

À l’automne 2015, un des temps forts des 18es Rencontres internationales du documentaire de Montréal fut assurément la projection de In Jackson Heights, un film éblouissant de 190 minutes, nouvel opus d’un cinéaste alors âgé de 85 ans, le bien nommé Frederick Wiseman.

En 1963, alors qu’il enseigne le droit à l’université de Boston, Frederick Wiseman, cinéphile depuis sa plus tendre enfance, mais n’osant trop se jeter à l’eau, s’improvise producteur et invite la cinéaste expérimentale Shirley Clarke à réaliser The Cool World, un film de fiction entièrement tourné dans les rues de Harlem. Terminé le droit, Wiseman est désormais cinéaste – et un cinéaste avec lequel il faudra compter.

En 1967, pour la première fois, la phrase « produced and directed by Frederick Wiseman » apparaît sur un écran : c’est une véritable signature qui reviendra désormais presque annuellement dans un documentaire, souvent d’une durée impressionnante – Near Death, réalisé en 1989, fait 5 heures et 58 minutes.

Titicut Follies, dont les RIDM nous invitent à célébrer le 50e anniversaire jeudi 25 mai au Cinéma du Parc, démarre la carrière du cinéaste en véritable coup de poing. Filmant le quotidien du centre de détention pour aliénés criminels de Bridgewater (Massachusetts), Wiseman, faisant bon usage d’un ton faussement objectif, livre un film dénonciateur qui, dans son propos, comme dans son écriture, est déjà exemplaire de ce que sera sa démarche de cinéaste tout au long de sa longue et riche carrière.

Comme c’est le cas pour la majorité des documentaristes de l’époque, le travail de Wiseman s’inscrit dans la mouvance du cinéma direct : caméra légère, son synchrone, équipe réduite (avec un caméraman exceptionnel, John Marshall, qui devient le véritable double du réalisateur). Le cinéaste semble avoir fait sienne l’admonestation de Richard Leacock : « Shoot, shoot, shoot! ».  Wiseman n’en est pas moins l’héritier des grands documentaristes classiques, Ivens et Grierson notamment, en ce qu’il insiste sur la nécessité pour le cinéaste de s’identifier au lieu, de s’y intégrer en y mettant le temps nécessaire. Il résume lui-même son travail sur le terrain en ces termes : « Vous êtes en un endroit pour 400 heures et durant ces 400 heures, vous tournez de 40 à 50 heures de film d’où vous extrayez un film de 90 minutes qui a un caractère d’immédiateté, qui vous donne l’impression d’être là vous-même »*. C’est donc dire que le montage est déterminant dans une telle entreprise ; en 1971, alors qu’il tourne son cinquième film (Basic Training) en autant d’années, voici ce qu’il nous dit du montage : « Le montage me prend habituellement de quatre à six mois, les trois derniers mois étant du genre 7 jours par semaine, 12 à 15 heures par jour, tellement vous êtes prisonnier de votre matériau ».

Qui dit montage dit évidemment structure, un mot clé dans l’examen de tout film de Wiseman et ceci est vrai dès Titicut Follies. Le film s’ouvre et se ferme comme un musical, avec un chœur de pensionnaires dirigé avec poigne par un des gardiens du centre de détention. Il s’agit en fait d’une « soirée bénéfice » et l’ironie de cet encadrement n’échappe à personne, le quotidien de Bridgewater, bien qu’on y chante souvent, étant loin d’être un musical. Cette ouverture étant dûment expédiée, le film s’articule très clairement autour d’un certain nombre de discours : le discours politique (le communisme, la guerre du Vietnam), le discours religieux, le discours médical, etc. Ces discours sont liés entre eux par l’humiliation quotidienne qui est le lot des pensionnaires : nudité en cellule, fouilles périodiques, séance chez le psychiatre, sarcasmes et moqueries de tout ordre. Le film atteint un crescendo bien préparé avec la séquence (à la limite du supportable) de l’intubation. Filmée par Wiseman avec une objectivité vengeresse, elle nous révolte par la banalité qu’elle revêt pour le personnel de l’institution : soignant qui fume en procédant à cette délicate opération, absence de mesures hygiéniques (pas de gants, outils douteux, etc.). C’est l’horreur qui, comme le souligne le montage, annonce la mort, seule délivrance envisageable dans un tel lieu – ce que confirme un peu plus tard la comparution d’un détenu, d’une lucidité remarquable, devant l’assemblée médicale de l’institution.

Autres éléments caractéristiques du cinéma de Wiseman et déjà présents dans ce premier film : l’absence de commentaire (voix off ou autre) et de musique. Jamais, quel que soit le lieu ou l’institution filmés – et il y en aura beaucoup au fil des ans – le cinéaste nous fournit-il des informations susceptibles d’éclairer notre lecture : le film nous emmène sur le terrain, nous propose de voir, nous force à regarder et à formuler un jugement, notre jugement – « j’ai horreur des films didactiques… Le film doit fonctionner comme film ». Et si Wiseman ne se prive pas des musiques qui peuvent apparaître spontanément au moment du tournage (il y en a plusieurs dans Titicut Follies, du Chinatown écorché, au solo de trombone), jamais il n’en ajoute qui pourrait influencer notre perception des faits.

Film sur un hôpital-prison, Titicut Follies est d’abord un film sur un groupe d’individus à travers lesquels nous découvrons l’institution où ils logent et qui, assurément, les abîme. Les choix moraux du cinéaste, son éthique, s’inscrivent dans ce choix de toujours privilégier l’individu, de passer obligatoirement par lui pour décrire, au besoin critiquer, une institution, quelle qu’elle soit. Ce choix se traduit par une réelle discipline de filmage, notamment par la place de la caméra, « jamais à plus de sept ou huit pieds de distance » (des personnages), nous dit Wiseman. Par ailleurs, cette proximité s’explique, se justifie, du fait que le cinéaste cherche d’abord à filmer la parole. On parle beaucoup dans les films de Wiseman, de toutes sortes de façons : en réunions, en aparté, en secret ou en cris – comme Jim, le personnage tragique de Titicut Follies, qui ne sait que crier rageusement et qu’un gardien imbécile fait répéter abusivement.

Tout Frederick Wiseman est déjà dans Titicut Follies, d’où l’importance de le revoir et de fêter à travers lui la naissance d’une des voix majeures du cinéma moderne.

P.-S. La petite histoire de Titicut Follies est bien connue : longtemps interdit de projection suite à une injonction de l’État du Massachusetts, le film fut finalement accessible à des auditoires professionnels (médecins, soignants, travailleurs sociaux), puis finalement distribué avec le carton qui apparaît à la fin de la copie qui sera projetée vendredi prochain. Frederick Wiseman a fréquemment accompagné les projections de son film pour en débattre avec les spectateurs, comme ce fut le cas à la Cinémathèque, le 21 juin 1989, dans le cadre du cycle Une histoire du documentaire ; ceux qui étaient présents ne sont pas près d’oublier les réparties musclées du cinéaste.

* Propos extraits de l’article de Donald E. McWilliams publié dans la revue américaine Film Quartely (Vol. 4, No 1, 1971). Toutes les citations de Wiseman sont tirées de ce texte.

 

 


24 mai 2017