Tommaso
Abel Ferrara
par Ariel Esteban Cayer
Abel Ferrara n’est pas la cinéaste le plus aimable qui soit. Il hanté par des démons dont il fait un cinéma abrasif et confrontant, parfois déconcertant. Mais si l’on mesure l’homme à ses films – tout particulièrement ses plus récents– on constate une lucidité et une transparence surprenantes. On se retrouve face au cinéma d’un homme de plus en plus préoccupé par sa propre monstruosité (devenue avec le temps synonyme de son travail, de sa légende) ; une œuvre construite à partir d’excès et d’abus de toutes sortes (drogues et alcool), la grande chronique du New York criminel et crasseux d’autrefois étant désormais supplantée par le désir de rédemption palpable – voire transcendant – de la part du cinéaste.
Proposition égocentrique, forcément, Tommaso est également une œuvre révélatrice : un film-pont faisant écho aux crépusculaires 4 :44 : Last Day on Earth (2011), Welcome to New York (2014) et Pasolini (2014) – trois films personnels et cathartiques – jusqu’au plus récent Siberia (2020), un délire psychanalytique et expérimental à la fois hermétique et réjouissant, véritable point d’orgue de toute une carrière, tant il expose bravement la psyché d’un artiste en pleine remise en question. C’est d’ailleurs sur ce dernier que planche Tommaso (Willem Dafoe), cinéaste qui donne ici la réplique à Cristina Chiriac et Anna Ferrara, respectivement conjointe et jeune fille du réalisateur. On découvre ainsi la gestation de Siberia par bribes – extraits de scénario, idées gribouillées en préparant le souper, storyboards examinés à l’ordinateur – de même qu’on pénètre dans le quotidien d’un cinéaste en quête d’appartenance, désormais plus européen qu’américain.
Dans la tradition d’un 8 ½ (Fellini) ou d’une Nuit américaine (Truffaut), Ferrara s’intéresse évidemment au processus de création, aux coulisses du 7e art. Mais contrairement à ces grands films sur le cinéma, Tommaso est infiniment plus modeste : soit un film « mineur » campé dans l’entre-deux, une sorte de purgatoire que le personnage arpente comme un fantôme. Il s’agit d’une vision du plus banal, du plus quotidien de la vie d’un créateur loin des caméras et des vedettes, filmé plutôt face à l’évier, la télévision, à ses courriels, à l’anodin, ou encore à ses confrères et consoeurs des Alcooliques Anonymes, à qui il raconte sa vie antérieure ou des anecdotes du tournage tumultueux, cocaïné, de The Blackout (1997).
Tommaso, comme Ferrara, est un étranger à Rome. Remarié, nouvellement père, il est terrifié à l’idée de mal élever son enfant, de trahir sa femme, de rechuter. Sobre depuis plusieurs années, artiste torturé au demeurant, il apprend la langue, enseigne le jeu et attend que les projets débloquent. On comprend qu’il s’agit d’un homme difficile, en quelque sorte dépassé par ses responsabilités, mais Dafoe le dépeint avec souplesse, tel un père soucieux de rester droit, bon, malgré l’âge et les mauvais plis de sa personnalité qui refusent de s’assouplir. Filmé caméra à l’épaule et vraisemblablement improvisé, Tommaso est un film immédiat et cru. Ferrara s’y exhibe comme il dépouillait Depardieu de son aura dans Welcome to New York ; y traite de ses élans autodestructeurs comme de ceux d’un Pasolini; y illustre ses rêves érotiques et ses cauchemars de persécution en glissant entre le réel et le fantasmé. L’impression véhiculée est nette: c’est celle d’une carrière qui a fait son temps, qui existe à tout le moins ailleurs, bien au-delà des fenêtres de l’appartement italien où le cinéaste vit son crépuscule quotidien, sa retraite forcée, son exil créatif.
Le film devient émouvant lorsqu’il se transforme en lettre ouverte : missive d’un père à sa fille qui, grand écart d’âge oblige, vivra longtemps après lui. Dans cet exposé des insécurités d’un homme peut-être trop âgé ou trop névrosé pour être un bon père ou même un bon artiste (terrifié à l’idée que sa femme prenne le métro, que leur fille se fasse renverser par une voiture, et ainsi de suite), le principe de la création est bientôt relégué au second plan. Reste un film sur la responsabilité (envers ceux qu’on aime), sur la douceur d’un gelato aux fraises, sur la beauté d’une vidéo tournée à hauteur d’enfant. Ou encore sur le chemin de croix, le désir de pénitence, qui traverse ceux qui ont errés ; le journal, moins d’un artiste nombriliste que d’un homme confronté à un monde qui tire à sa fin. Faisant l’état d’une passation incertaine et du tumulte d’une vie vécue parfois difficilement et de travers, certes, mais néanmoins vécue jusqu’au bout, Tommaso s’impose ainsi, comme l’un des films les plus inespérément tendres et touchants du cinéaste.
15 juin 2020