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Critiques

TOMMY GUNS

Carlos Conceição

par Robert Daudelin

Les guerres coloniales sont très présentes dans le cinéma portugais contemporain. Manoel de Oliveira en a évalué la morale d’un point de vue philosophique dans son chef-d’œuvre Non, ou la vaine gloire de commander (1990) ; Pedro Costa en a décrit les suites tragiques pour les citoyens du Cap-Vert vivant en métropole, notamment dans Vitalina Varela (2019) ; Ivo Ferreira, s’inspirant du livre du grand écrivain António Lobo Antunes, a livré un témoignage bouleversant avec Cartas da Guerra (1916). C’est dans cette entreprise de réévaluation critique toujours d’actualité que se situe le second film de Carlos Conceição.

Nous sommes en Angola, en 1974, « un an avant l’indépendance du pays », comme le précise le carton qui ouvre le film. L’histoire coloniale du Portugal tire à sa fin et un climat de pourrissement généralisé imprègne les lieux comme les hommes. Chronique de fin de règne. Tommy Guns (Nação Valente) est à mi-chemin entre Kafka et Le désert des Tartares, dans un no man’s land où l’absurde imprègne le quotidien avec une palette de couleurs qui privilégie les ocres, limitant les interventions de la lumière africaine.

Si l’on fait exception du commandant sadique – un cliché qui dessert le film –, les protagonistes de Nação Valente, quel que soit leur âge véritable (18 ans, 20 ans), sont des enfants. S’ils s’ennuient de leur mère, ils sont heureux de vivre en bande, de partager une complicité élémentaire, une insouciance coupable aussi. Ces tout jeunes hommes, ce sont les forces vives de la nation que le régime fasciste, depuis plusieurs générations, brise en les envoyant défendre les « provinces d’outre-mer » – c’est l’euphémisme officiel pour désigner les colonies portugaises d’Afrique – contre les mouvements de libération qui hantent le pouvoir salazariste.

femme allume chandelle

Film de peu de mots, la force de son discours tient essentiellement à sa capacité à nous faire sentir l’inutilité de tous les gestes, y compris celui de tuer le cuisinier militant qui, à peine mort, revient hanter les nuits de Zé, le moins aguerri de ces jeunes recrues. Même morts, les Angolais continuent la lutte, l’histoire ayant déjà condamné le pouvoir colonial, gangrené de l’intérieur et qui s’écrasera quelques mois plus tard. Nul besoin de grand discours, le poids des choses, l’absurdité des gestes, voire l’humidité ambiante, annoncent la fin de l’histoire.

Récit sans héros, le groupe des jeunes soldats faisant office de personnage principal, le film de Conceição emprunte une forme qu’on pourrait dire « chorale ». Même si le personnage de Zé gagne un moment en autonomie, c’est toujours le groupe qui bouge, tous étant rassemblés à l’image pour un ultime portrait des serviteurs de la nation. Les combattants angolais, quand ils réapparaissent en morts-vivants, sont aussi regroupés : ils représentent l’histoire en marche contre laquelle les héritiers de Salazar ne peuvent plus rien.

Sans démonstration le film rappelle l’union indéfectible entre idéologie religieuse et idéologie militaire qui faisait la force du pouvoir dictatorial salazariste : la violence de la séquence d’ouverture, qui transforme les gestes amoureux en gestes assassins, le dit éloquemment. Par ailleurs, l’innocence de ces garçons, sexuelle ou autre, qu’on est tenté de dénoncer, est aussi une fabrication du régime qui limitait au maximum l’accès à l’éducation et envoyait les jeunes hommes loin de la métropole servir sous les armes avant d’avoir pu acquérir le savoir susceptible d’alimenter un quelconque mouvement de révolte. Cela aussi le film le dit, dans le peu de paroles qu’échangent les jeunes soldats.

Le mélange des genres, pratiqué avec une réelle habileté par le cinéaste et qu’on a un peu abusivement célébré, était-il bien nécessaire pour rendre explicite son discours? La question mérite d’être posée. Si la dernière partie du film (le réveil des morts-vivants, l’autoroute de Lisbonne) rend le propos on ne peut plus clair (trop clair?), n’avions-nous pas déjà compris tout ça? Le besoin de souligner ne risque-t-il pas d’amoindrir la force de l’implicite? Sans doute est-ce à chaque spectateur de trancher…

P.S. Quiconque a fréquenté le cinéma portugais sera ravi de retrouver brièvement, dans le rôle de la missionnaire, Leonor Silveira, l’inoubliable muse de Manoel de Oliveira, de Os Canibais (1988) à Gebo et l’ombre (2012).


10 mai 2023