Toni Erdmann
Maren Ade
par Apolline Caron-Ottavi
Surprise de taille du dernier Festival de Cannes (malheureusement ignoré par le jury, ce qui a soulevé son pesant de réactions), Toni Erdmann semble séduire presque tout le monde sur son passage. Il s’agit pourtant d’un film de près de 3 heures, sans coups d’éclat narratif, dont la progression est lente et qui se révèle au final ne pas être le feel good movie que l’on pourrait croire. Mais c’est justement dans le temps que le film de Maren Ade fait son effet et prend toute son ampleur. En toute simplicité, sans jamais céder à la facilité. Le film commence dans un ton et un décor qui pourraient être ceux de n’importe quelle bonne comédie dramatique, pour se transformer peu à peu en une fresque subversive et politique.
Ines, jeune femme austère, a clairement fait le choix de se consacrer à sa vie professionnelle en entreprise plutôt qu’à sa vie personnelle. Trop occupée à devoir faire sans cesse ses preuves dans l’univers égoïste et misogyne de la boîte de « consulting » dans laquelle elle évolue, elle méprise vaguement son père, en opposition duquel elle s’est de toute évidence forgée. Ce dernier, Wilfried, vieil enseignant farfelu qui a tout du reliquat gauchiste des années 1960, fait face à la tendance réactionnaire ambiante en enfilant perruques et prothèses dentaires pour jouer des tours grotesques à ses semblables. L’un des alter ego qu’il s’invente sous ses déguisements est un certain Toni Erdmann. Et c’est ce personnage-là que Wilfried va convoquer pour tenter maladroitement de renouer une complicité perdue avec sa fille et lui réapprendre le goût du rire et de la vie.
Toni Erdmann trace, scène après scène, ce lien qui se retisse entre Ines et son père mais surtout entre Ines et elle-même. Elle ne cesse pourtant de se braquer et la rupture est toujours imminente devant les facéties auxquelles se livre le paternel, qui l’embarrasse au plus au point lors de ses irruptions déguisées dans sa vie professionnelle. Il drague ses collègues, se fait passer pour un ambassadeur, multiplie les allusions gênantes avec un humour douteux. C’est d’ailleurs l’une des forces du film : Toni Erdmann n’est pas un personnage particulièrement drôle. Il ressemble plutôt à l’oncle content de lui qui répète chaque année la même plaisanterie aux repas de famille, faisant lever les yeux aux ciels à son entourage consterné. Mais Toni Erdmann n’est pas tant un film qui cherche à faire rire (ce qu’il ne l’empêche pas d’être hilarant à bien des moments), qu’un film sur la puissance politique du rire, sur son rôle fondamental face à un monde qui se prend trop au sérieux.
Tout l’enjeu est là. L’un des passages les plus émouvants du film est justement celui où Toni Erdmann n’a plus envie de rire. Lorsqu’il s’invite à une visite de chantier menée par Ines, et découvre que son « consulting » consiste à faire licencier des employés dans les conditions les plus avantageuses possibles pour le patronat. Lorsqu’il voit sa fille exercer sur d’autres le sinistre jeu de pouvoir des salauds qui l’exploitent, croyant naïvement tirer son épingle du jeu alors qu’elle n’en tire que de l’aigreur. Or c’est peut-être là le point de basculement, cette tristesse et ce renoncement du clown, qui vont pousser Ines à envoyer promener les conventions. Une robe de cocktail trop difficile à enfiler est le déclencheur de l’anarchie : elle sera nue pour accueillir ses respectables collègues. Et c’est au moment où Ines décide de renoncer à tout déguisement que Toni Erdmann surgit avec le plus imposant déguisement qu’il ait pu trouver : le costume traditionnel bulgare du kukeri, gigantesque créature poilue qui chasse les mauvais esprits. Magnifique idée : à poil ou en poils, père et fille sont désormais alliés pour contrer la bêtise du monde, menant une sorte de révolution païenne face à la perverse civilité néolibérale.
Il y aurait bien d’autres choses à dire sur Toni Erdmann, tant le film déploie une réflexion complexe, ouverte, subtile. Maren Ade démontre son grand talent de cinéaste dans la façon dont elle parvient, à travers une succession d’infimes détails et de touches discrètes, à transformer une histoire intime en parabole contemporaine. Une séquence après l’autre, elle réussit notamment à faire naître l’émotion en sachant filmer avec force, comme peu savent le faire aujourd’hui, les regards que s’échangent les personnages ou qu’ils portent les uns sur les autres. Et si elle souffle un vent de liberté en nous entraînant dans ce récit de la reconquête d’une femme par elle-même, elle décide par ailleurs de ne pas le clore sur une euphorie rassurante, mais sur un moment de profonde mélancolie. Une fois l’écran éteint, un sentiment de solitude et un état de questionnement perdurent et nous renvoient face à nous-mêmes, à nos contradictions, nous rappelant que les batailles ne se mènent pas en un jour et demandent parfois un peu plus qu’une paire de fausse dents.
La bande annonce de Toni Erdmann
17 février 2017