Top of the Lake
Jane Campion
par Céline Gobert
Dire que Top of the Lake prend des allures lynchiennes à l’époque nineties, emprunte son imagerie aux peintres favoris de la cinéaste (Monet, par exemple), ou encore évoque la série danoise The Killing via son héroïne aussi forte que tourmentée, n’est que la partie émergée de l’iceberg. En profondeur, ces six épisodes d’une heure chaque, demeurent avant toute chose du Jane Campion tout craché. Cette Campion attirée par l’anthropologie (ses études), cette Campion qui dit non aux conventions (filmiques), cette Campion désireuse de déterrer et d’exposer la dualité des choses. Avec un point de départ similaire à celui du culte Twin Peaks (la disparition d’une jeune fille), celle qui présidera le prochain festival de Cannes en mai, nous immerge en plein Laketop (Nouvelle-Zélande) , se jouant du cadre (l’insularité) pour mieux ancrer son triptyque : claustration, obsession, domination. Avec leurs femmes tourmentées et voraces dont le corps est tout autant objet de souffrance que de jouissance, leur fascination/répulsion pour le côté obscur du féminin (marginalité, sexualité), et celui du masculin (viol(ence), brutalité), Jane Campion et son co-scénariste Gerard Lee questionnent le poids du passé, le zeitgeist patriarcal, et le statut des femmes victimes de leur environnement, submergées par leurs noirs abîmes intérieurs, abîmées par les agressions extérieures. Des femmes qui devront s’affranchir des codes, de leur soumission, de leur silence, de leurs contradictions, de leurs chairs et racines, si elles veulent pouvoir dompter leurs démons et assumer leur force monstre. A l’instar de Meg Ryan dans In the cut, dont les soudaines pulsions sexuelles assumées venaient côtoyer le crime, à l’instar de Kate Winslet dans Holy Smoke, éprise de liberté mais amoureuse d’un gourou. A l’instar de sa Sweetie, ou encore, de Holly Hunter dans La leçon de piano (et que l’on retrouve au casting ici) muette et sacrifiée jusque dans sa chair à cause de son amour/désir. A l’instar de toutes ses héroïnes, à bien y réfléchir. Folles, fragmentées, furieusement féministes.
Celle de Top of the Lake s’appelle Robin Griffin (Elizabeth Moss de Mad Men, tout juste récompensée d’un Golden Globe). Elle a jadis habité à Laketop. Alors que sa mère se meurt d’un cancer, elle est engagée par la police locale pour retrouver celui qui a mise enceinte Tui, une fillette de douze ans évaporée dans la nature. Qui est le coupable ? No one, lui confie cette dernière. Le mystère, et l’enquête commencent. Pas question pour autant de multiplier les cliffanghers (qui pullulent dans les shows TV) et de traiter le whodunit en mode sensationnaliste. Top of the Lake, espace de liberté absolu pour la cinéaste, prend son temps, étire ses études de caractère, se refuse aux sentiers battus et snobe les paradigmes. A l’image, entre autres, de cette fin et de son provocant « No Goodbye, thanks » lâché à la face du spectateur en guise de clôture. Formellement, il s’agit véritablement d’un long et lent film de six heures, qui s’achève six fois abruptement et qui ne cherche jamais à plaire. Pourtant, l’addiction jaillit d’on ne sait où. Top of the Lake est entêtant, dérangeant, vénéneux, peu aimable, mais – très vite – un peu comme l’on a mordu aux Revenants du français Fabrice Gobert (autre mini série à décliner une ambiance à la David Lynch), on ne peut plus s’en passer. Le cauchemardesque embrasse le sublime, les diables étreignent les anges. La résolution de l’intrigue, pour Campion comme pour nous, devient donc bien moins importante que les révélations distillées en chemin : un passé fouillé, trituré, est un passé qui lâche ses secrets les plus cruels, honteux, inavouables.
Deux choses intéressent principalement Campion : l’intime, et la Nature. Les ponts entre ces deux pôles, les influences qu’ils subissent, les contrastes qu’ils dessinent. L’intime, d’abord, et tout ce que ce champ offre de plus embarrassant. Pour l’effleurer de sa caméra, Campion se focalise sur la chair : une chair que l’on fouette pour expier ses péchés, une chair que l’on viole, que l’on taillade, que l’on ne contrôle plus (la vieillesse, la maladie, et cet avortement initial impossible). Une chair violentée, que l’on bafoue entre plusieurs références bibliques : immaculée conception via Tui, enceinte de No one, qui rappelle la Vierge Marie, refuge de femmes bafouées nommé Paradise (Holly Hunter géniale en gourou), érotisme dans la Nature façon Genèse, et on en passe. Le résultat est éprouvant, poisseux comme la vase au fond d’un lac. La Nature, ensuite. Au-delà du sujet, entre policier et thriller, c’est aussi le cadre, le lieu, qui se révèle le plus évocateur: un espace qui, sous ses apparences de grandeur et de magnificence, emprisonne ses gens. Top of the Lake sans la présence envoûtante, captivante, des paysages néo-zélandais n’exhalerait pas le même parfum de paradoxe, d’hybridité, nous abandonnant quelque part entre rêveries et terreurs, onirisme salvateur et réalité dégueulasse. Les grands espaces immobiles, souverains, témoins de l’horreur humaine, cette eau mystérieuse, stagnante, bordée de légendes, et, ces forêts où l’on s’égare, où l’on se chasse, où l’on se cache, où l’on (se) fait l’amour, ajoutent à l’atmosphère mystique, à la dimension spirituelle de la série. Comme elle l’a fait tout au long de sa carrière cinématographique, Jane Campion invite ici à aller au-delà du visible et incite à la liberté, à l’émancipation de l’âme et de la pensée. Car les références religieuses et le discours spirituel latent, qui enveloppent le scénario de Top of the Lake, ne sont qu’une partie des fondements du système de pensée figé que Campion critique, sinon remet en cause violemment.
Un système de croyances, scotché depuis des lustres à l’inconscient collectif, et qui, s’il était abandonné, offrirait une seconde vie à toute l’humanité. Dans Top of the Lake, Campion – seule femme cinéaste à avoir obtenu une Palme d’Or à Cannes – incite le monde et la société occidentale à quitter urgemment sa prison façonnée par les mythes et sa violence intrinsèque, à fuir et à détruire cet espace de domination masculine façonné par ces racines religieuses, et, cette brutalité qu’elle expose et décline très largement dans ces six épisodes, via toute la communauté de machos en place, et plus particulièrement le personnage exécrable de Matt Mitcham (intense Peter Mullan). Mythes aux racines religieuses, donc, mais pas seulement. Elles sont aussi culturelles, sociales, littéraires. Vieux de plusieurs siècles (les princesses des Frères Grimm) ou bien immensément moderne (la culture pop et les comédies romantiques des Wilder, Reiner, ou autres Marshall), le courant culturel ne cesse d’épouser des courbes machistes, notamment en façonnant au fil du temps la pensée romantique hollywoodienne qui voudrait que la femme ne s’épanouisse qu’APRES sa rencontre avec son prince charmant. Tout ce système de croyances, matrice toxique à l’affranchissement de la femme, mythologie erronée sur laquelle repose la société toute entière, doit être repensé de A à Z. C’est l’enseignement de base qu’offre le personnage de leader « illuminée », sorte de double de la cinéaste (avec ses longs cheveux blancs) incarnée par Holly Hunter, et c’est l’enseignement même qu’offre Jane Campion ici, et dans le fond et dans la forme. En cela, Top of the Lake accouche d’un féminisme lucide qui n’édulcore rien ni personne, et qui engage la femme à se défaire de l’homme (et à repenser les mythes qui l’ont conditionnée) tout en exigeant d’elle d’assumer ses zones d’ombre et parts d’obscurité. En outre, à la fois l’héroïne et le lieu incarnent ce refus. D’un côté, on a cette princesse fiancée qui ne mariera pas son prince – pourtant apparemment parfait comme le suggèrent les coups de téléphone échangés – pour lui préférer le ténébreux Johnno au passé obscur. Pour enfoncer le clou, Campion laisse même planer la menace d’un inceste, idée-malaise qui plane au-dessus des têtes comme, encore une fois, un pied de nez à la normalité (et un questionnement en profondeur de ce qui est moral ou non : qui l’a décidé ?). Quoiqu’il en soit, l’héroïne est loin d’être parfaite, elle est faite d’hésitations agaçantes, de fêlures douloureuses et s’insurge contre le conformisme. D’un autre côté, enfin, on a l’île en elle-même, microcosme sclérosé et, par sa condition géographique, symbole des impossibilités à fuir : d’un passé, de là où l’on vient, d’un environnement ET, surtout, encore, de nos mythes fondateurs.
Le refus s’incarne, aussi, formellement : la cinéaste ne se laisse aller à aucun code de cinéma, refuse de répondre aux attentes d’écriture, de timing, et condamne tout cliché, toutes ficelles faciles, toute absence de nuances. Les femmes, si elles évoluent sous l’emprise masculine, sont aussi rongées par leurs propres monstres intérieurs. Les hommes, bien que le plus souvent dotés d’un haïssable irrespect pour la gent féminine, ont aussi leurs sentiments (l’amour d’un père) et leurs souffrances (le fantôme fardeau d’une mère). Campion ne réduit pas ses combats (homme/femme, bien/mal, art/entertainment) à une dichotomie trop lisible et commode. Au contraire, elle vient fouiller les paradoxes, creuser dans tous les sens, dans le seul but de repenser le monde, de se libérer des carcans, de questionner la relation entre les deux sexes, le rapport de l’être à son corps, à son environnement, et plus largement, à l’espace. D’ailleurs, l’espace – qu’elle filme comme des peintures – est le seul cadre réel, non fondé par l’humain, seul authentique qu’il nous reste. En parallèle, via la forme de son récit et de façon plus terre-à-terre, Campion oblige à revoir tout le processus de conception et de production artistique, télévisuelle, l’acte de création, la place que l’on accorde à la femme à l’écran, derrière l’écran, la représentation que l’on en donne, que l’on s’en fait, et les mythologies (machistes) associées, fondatrices de la pensée sociétale – du péché originel d’Adam et Eve jusqu’aux Carrie Bradshaw et Desperate Housewives d’aujourd’hui.
Campion va même plus loin que Lena Dunham et la série Girls, très souvent rapprochée d’un certain néo-féminisme : il n’est pas seulement question pour les femmes de reprendre les rênes de leur vie sexuelle et sentimentale, il ne s’agit pas seulement pour elles de repenser leur rapport avec les hommes, mais bien de repenser le rapport qu’elles entretiennent avec elles-mêmes et en elles-mêmes, et en quoi ces fameux mythes fondateurs les ont conditionnées, et, ont façonné à la fois l’image qu’elles ont d’elles-mêmes et les comportements et patterns de pensée qui en découlent. Avec un propos aux contours existentialistes (responsabilités partagées face à la situation, refus du déterminisme), Top of the Lake pourrait, si on osait aller très loin, être à la télévision ce que fut le Deuxième sexe – replacé dans le contexte de époque – à la littérature. Pour autant, dire que cela mélange Lynch, Monet et une récente série danoise, suffit aussi.
La bande-annonce de Top of the Lake
15 janvier 2014