TÓTEM
Lila Avilés
par Carlos Solano
Pour souligner les qualités qui font de Tótem, second long métrage de la jeune réalisatrice mexicaine Lila Avilés, un film beaucoup plus saisissant qu’il en a l’air, on pourrait commencer par faire la liste de tout ce qu’il ne fait pas. Par exemple, il ne tombe pas dans l’exhibitionnisme facile que sa prémisse pourrait imposer : Tona, jeune père de famille, est atteint d’un cancer fulgurant. Sa famille et ses proches lui organisent ce qui sera probablement sa dernière fête d’anniversaire. Sol, sa fille de huit ans, navigue d’un adulte à un autre, cherchant à retrouver son père, physiquement détérioré dans une chambre à l’abri du regard de tout le monde. Bien que le film se déroule en une seule journée et presque intégralement à l’intérieur d’un seul espace, la maison du grand-père, Tótem n’est pas tout à fait un huis clos, contrairement à La camarista (2018), le premier long métrage d’Avilés, qui décrivait les gestes répétitifs d’une femme de chambre dans un hôtel de luxe à Mexico. Ici, l’espace n’est pas conçu comme un lieu fermé propice à l’éclatement de tensions familiales mais ouvre sans cesse sur de nouvelles pièces qui sont à leur tour des nouvelles perceptives face à la mort. Les repères s’abolissent, tout le monde souhaite voir Tona, tout le monde est là pour lui. La dramaturgie du film s’organise autour d’un espace fuyant et inatteignable, la chambre du père malade, lieu du tabou social et familial.
Tótem ne se laisse pas tenter par les formules faciles du film psychologique ; il se place au plus près de ses personnages sans pour autant viser leur intériorité. De ce paradoxe apparent se dégage une force plutôt qu’une faiblesse. À l’exception de quelques plans où l’on découvre Tona seul sous la douche, il est rare qu’Avilés se livre à la rhétorique contemplative d’un personnage abandonné dans le cadre, absorbé dans ses gestes ou dans ses pensées. Tótem filme plutôt des rapports, évitant de flirter avec la lourdeur ou le binarisme. Le film ne joue pas aux oppositions faciles (la vie et la mort, le monde adulte et celui de l’enfance, etc.) mais travaille en profondeur la dynamique relationnelle des apparences sociales. Le titre l’indique sans ambiguïté, et le regard d’Avilés le confirme : Tótem est un film sur le rite d’une communauté. Dans la foulée des préparatifs de la fête, une sorcière vient purifier les mauvaises énergies ; alors que le chaos règne dans chaque pièce de la maison, le grand-père cultive le calme en prenant soin d’un bonsaï ; les rapports qu’Avilés filme ne se limitent pas à ceux que les personnages entretiennent entre eux, mais concernent également ceux qui relient une communauté à la nature, aux animaux ou aux esprits. Le film se laisse parfois séduire par une forme d’abstraction, frôle l’étrange (un falconidé émerge de nulle part dans le jardin) sans jamais basculer entièrement du côté du réalisme magique, façon Carlos Reygadas ou Lucrecia Martel (à qui on pense souvent sans trop de difficultés).
La force d’Avilés opère ailleurs, dans l’idée qu’il est possible d’évoquer la mort sans sombrer obligatoirement dans la pesanteur ou le fantastique. Chaque scène est portée par une multiplicité de points de vue, sans qu’aucun l’emporte sur les autres. La température émotionnelle des plans tient ainsi à la construction non pas d’un seul affect mais de plusieurs, parfois contradictoires entre eux, superposés les uns sur les autres. Un exemple drôle et troublant apparaît lorsque les adultes parlent de chimiothérapie à demi-mot devant les enfants, dans un langage intentionnellement crypté. Les perspectives s’empilent : on ne sait plus très bien si Avilés conçoit ce moment du point de vue des enfants, témoins d’un jargon technico-médical incompréhensible, ou si la scène s’agrippe à la volonté des adultes de préserver l’innocence des enfants. Chose étrange à décrire, Avilés donne à chaque scène, sans aucun appui musical, la texture d’un souvenir, d’un présent qui s’effrite. On célèbre la vie tout comme on s’attache à ce qui est en train de disparaître. C’est dans ce double mouvement que le film évolue.
Lorsque Sol retrouve enfin son père, le film provoque l’une de ses plus belles séquences. La petite fille décrit sa fascination pour le serpent le plus létal du monde, raconte à son père, très fatigué par la maladie, l’incroyable vitalité du colibri, capable de battre ses ailes plus d’un million de fois par minute. On pourrait faire une double lecture de ce moment : celle d’un père se sachant près de la mort, émerveillé devant sa fille découvrant la beauté et la violence du monde ; mais on pourrait aussi lire cette scène du point de vue de l’enfant, apprenant que la vie ne tient qu’à très peu et faisant, à sa façon et comme tout le reste des personnages à l’issue de cette journée, un apprentissage sur ce que la mort veut dire.
14 février 2024