Tout ce que tu possèdes
Bernard Émond
par François Jardon-Gomez
Entouré de la même équipe de collaborateurs que pour ses derniers films (Sara Mishara à la direction photo, Robert Marcel Lepage à la musique, Louise Côté au montage, Bernadette Payeur à la production, etc.), Émond livre avec Tout ce que tu possèdes ce qui s’apparente à un film-somme dans sa carrière. Les thèmes chers au cinéaste (engagement, honnêteté, bonté, don de soi) sont ainsi encore présents, de même que certains lieux de tournage présents dans les films précédents. Mais, encore plus que le réalisateur, c’est l’empreinte de l’essayiste et intellectuel qui repose sur le film qui s’inscrit, plus que n’importe quel autre, dans la pensée directe du recueil d’essais Il y a trop d’images, notamment par la place prépondérante qu’il donne à la question de la responsabilité.
Au centre du film, les questions d’héritage et de transmission : Pierre Leduc, chargé de cours en littérature dans une université québécoise, décide du jour au lendemain de quitter l’université, incapable de supporter plus longtemps ce qu’il considère être un « bureau de comptables ». Au même moment, son père, riche promoteur immobilier de la région, lui annonce être atteint d’un cancer généralisé qui lui laisse, au mieux, trois mois à vivre. Pierre refuse l’héritage pour des questions morales, estimant que l’argent de son père a été mal acquis; de l’autre côté, il sera lui-même rattrapé par son passé lorsque surgira Adèle, sa fille, dont il avait abandonné la mère alors qu’elle était enceinte, refusant alors d’assumer sa paternité.
Plus que jamais, donc, Émond fait uvre de résistance, mais surtout de responsabilité, mettant en scène celle de l’individu face à sa communauté. Ceci est notamment transmis par la figure d’Edward Stachura, écrivain polonais suicidé en 1979, dont l’uvre poétique témoigne d’une volonté d’engagement impossible, d’une responsabilité insoutenable vis-à-vis de ses concitoyens. « Je meurs/pour mes fautes et pour mon innocence/pour le manque ressenti dans chaque parcelle de mon corps/et de mon âme », écrit Stachura, reflétant le mal de vivre profond qui habite Pierre. On savait Émond féru de littérature, surtout en lisant ses essais, mais il n’avait jamais accordé une si grande place, explicitement, à cet art dans sa filmographie. Pierre, après avoir quitté l’université, se consacre à la traduction des poésies de Stachura. Émond souligne à grand trait la parenté entre le poète et le propos de son film : les poèmes sont d’abord affichés à l’écran (suffisamment longtemps pour être lus) avant d’être récités par Pierre en voix-hors champ dans une scène ultérieure. Néanmoins, la puissance d’évocation des poèmes, qui touchent au sacré (comme l’oeuvre d’Émond par ailleurs), vient frapper de plein fouet le spectateur, redoublant le coup qui lui est porté par les poèmes de Stachura.
L’autre figure littéraire citée est également significative : Adèle lit avidement Illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes. Qu’Émond choisisse, parmi toute l’oeuvre de Balzac, ces deux romans qui dressent un portrait sombre de la société, corrompue par la valeur de l’argent, n’est pas anodin. Émond se positionne, à la manière de Balzac, en « historien du présent », essayant de tirer des conclusions sur ses contemporains à la différence que la posture du réalisateur est, à terme, moins pessimiste que celle de l’écrivain français, Émond menant ses personnages du côté de la rédemption.
Comme toujours chez Émond, le film repose en grande partie sur la qualité de jeu des interprètes. Patrick Drolet est, à ce titre, magistral. Présent dans presque toutes les scènes du film, voire dans la plupart des plans, il s’impose à l’écran par sa démarche lourde et son regard puissant; à ses côtés, la jeune Willia Ferland-Tanguay est d’un naturel désarmant. C’est d’ailleurs la seconde moitié du film, alors que Pierre retrouve un intérêt à la vie au contact de sa fille, qui offre les plus belles scènes. Cette rencontre de deux êtres désuvrés permet à Émond de renverser la question de la transmission, qui ne se passe plus seulement du parent vers l’enfant, mais également de l’enfant vers le parent; c’est au contact d’Adèle que Pierre comprend que « sans lien humain, la vie n’a aucun sens ».
On parle peu, dans les films d’Émond, ce qui accorde aux rares dialogues une importance encore plus grande. Le cinéaste n’essaie pas pour autant de faire dans le réalisme : on ne parle pas dans Tout ce que tu possèdes, comme dans « la vraie vie », ce qui se ressent dans le jeu des acteurs dont le débit est parfois détaché, voire mécanique. Surtout, c’est l’utilisation que fait le réalisateur des silences qui impressionne. S’installe alors, entre les répliques, toute la puissance du propos, appuyée par les regards des personnages, filmés de près dans leurs interactions.
Tout ce que tu possèdes est, à terme, un film résolument tourné vers la lumière et la sérénité d’esprit, bien que de manière moins évidente que dans les films précédents. Si le point de départ est pessimiste Émond, comme toujours, fait une analyse sévère de ses contemporains , c’est encore une entreprise de réparation, voire de conversion du monde, qu’engage le réalisateur. Moralisateur, il est vrai (ce qui est à la fois une force et une faiblesse d’Émond), parfois sentencieux, voire manichéen dans sa manière d’envisager les problèmes (la dichotomie bien/mal est toujours aussi présente, le salut de l’humain passe presque exclusivement par un dénuement volontaire et un détachement face aux valeurs matérielles et capitalistes), le cinéaste, en continuant sans compromis dans la voie de l’engagement et de la responsabilité, confronte le spectateur dans ses propres valeurs, et c’est là son plus grand mérite.
La bande-annonce de Tout ce que tu possèdes
1 novembre 2012