TOUTE UNE NUIT
Chantal Akerman
par Sylvain Lavallée
Assise seule à sa table dans un bar, elle boit un verre à côté d’un homme, seul aussi, à quelques pas de distance. Elle tend sa tête vers lui d’un mouvement timide, n’osant pas tout à fait le regarder, alors que lui reste immobile, les yeux dans le vide, peut-être parce qu’il est perdu dans ses pensées, mais peut-être surtout parce qu’il sent la présence de cette femme et qu’il espère tout autant, sans savoir comment, combler l’espace entre leurs deux corps. Quand il ose la regarder, et qu’elle se tourne vers lui, il s’empresse de détourner les yeux, c’en est trop, il doit partir, il paie pour sa bière, encore à moitié pleine, et se lève pour sortir. Elle l’imite, maladroite, lui bloquant ainsi le passage, et pendant une fraction de seconde iels hésitent, devant cette collision souhaitée mais imprévue, puis tombent brusquement dans les bras l’un·e de l’autre, comme s’iels avaient attendu ce moment toute leur vie. Nous ne savons pas qui il est, ni qui elle est, mais ce n’est pas important, la scène se joue comme une chorégraphie entre deux personnes devant inévitablement se rejoindre, comme si le vide entre elles était insoutenable.
Toute une nuit se compose d’une succession de scènes semblables, des dizaines de personnages, la plupart du temps anonymes, qui se quittent ou se rejoignent, qui hésitent ou qui attendent, qui dansent ou qui s’embrassent. Beaucoup de ces moments pourraient être le climax d’un drame amoureux conventionnel, l’étreinte tant désirée qui survient enfin ou la déclaration trop longtemps repoussée d’un amour qui n’est plus, mais en l’absence de tout contexte narratif, sauf ce que les décors et les vêtements nous révèlent du statut social, il ne reste que des gestes et des attitudes. Nous reconnaissons l’héritage structuraliste dont Chantal Akerman s’est revendiquée souvent, elle qui est tombée dans le cinéma à travers Michael Snow et Andy Warhol, mais aussi la façon dont elle s’est approprié la répétition et la durée pour se centrer sur la singularité de ses interprètes. De même que Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975) nous invite à observer le détail de chaque geste posé par Delphine Seyrig, ce qui change et ce qui ne change pas au cours des trois journées qui forment le récit, Toute une nuit s’intéresse à la spécificité de ces diverses personnes qui font, en apparence, « la même chose » durant une nuit de canicule à Bruxelles.
S’il s’agit d’un dispositif formel installant une certaine distance entre nous et les personnages, celui-ci tend à amplifier la mélancolie plutôt que simplement la contempler de loin : chez Akerman, le monde et les êtres sont toujours là-bas, pour reprendre le titre de l’un de ses films. La nuit de Toute une nuit est particulièrement noire, d’une épaisseur opaque aussi oppressante que la chaleur est accablante, et les lieux apparaissent étrangement déconnectés (une banlieue, un hôtel, des bars et des cafés), sans que nous puissions recomposer la géographie de cette ville, et sans non plus que les personnages d’une scène croisent ceux d’une autre. Comme souvent chez Akerman, la mise en scène s’articule autour des espaces de transition : les rues, les trains, les couloirs, les portes, les fenêtres, les escaliers, etc. Il s’agit de mettre en scène la distance, car ce qui lie les personnages est précisément ce qui les sépare, c’est-à-dire leur solitude, amplifiée par ce noir intense qui enveloppe tout : même quand les personnes se précipitent les unes vers les autres, le mouvement est tellement brusque, intense, qu’il révèle surtout une douleur sous-jacente, le désir intolérable de trouver refuge auprès du corps d’un·e autre. Ce qui peut mener aussi à la peur, pour ces femmes isolées qui passent devant le regard des hommes, qui pressent le pas pour y échapper, ou pour celle qui reste cachée dans son logement pendant que l’on cogne violemment à sa porte.
Ces sentiments sont là depuis toujours chez Akerman, il n’y a qu’à penser à Je, tu, il, elle (1974), où le personnage joué par la cinéaste écrit et réécrit une lettre à son ancienne amante avant d’aller la rejoindre. Nous retrouvons ces mêmes hésitations devant un amour débordant dans Toute une nuit, dès la première scène avec une femme qui tourne en rond dans son logement, le pas incertain, avant de prendre son téléphone et de composer un numéro. Quand un homme répond, elle raccroche aussitôt : « Je l’aime, je l’aime », dira-t-elle simplement. Nous pensons aussi aux Rendez-vous d’Anna (1978), puisque nous sommes ici aussi devant un film de rencontres, manquées, réussies ou espérées, mais Akerman troque la protagoniste unique pour une multiplicité et les longs monologues pour le silence. Aurore Clément (Anna) apparaît d’ailleurs au cours de cette nuit, et elle vient clore le film, au matin, alors qu’elle parle d’un homme avec qui elle voudrait être en se berçant dans les bras d’un autre. La séquence n’est pas sans rappeler le dernier rendez-vous d’Anna, avec un amant qui n’est pas la femme qu’elle aime vraiment, et par une reprise de motifs (un téléphone et un répondeur, une musique et un chant) qui travaillent des émotions semblables.
Toute une nuit crée ainsi une atmosphère lancinante, par sa structure musicale composée de récurrences et de ruptures, ainsi que par son travail sonore envoûtant, des sons distants de la nuit en ville jusqu’aux premiers oiseaux du matin. Mais surtout par sa mise en scène attentive aux acteur·rice·s, par laquelle Akerman module le ton, amène de nouvelles inflexions, en captant des gestes singuliers, éloquents dans leur simplicité, qui, même quand ils se répètent, apparaissent renouvelés par chaque interprète. Alors même si tout le film est porté par ce sentiment tenace d’une solitude existentielle, il nous invite à nous lover en son sein, à l’instar de ces personnages qui trouvent un réconfort temporaire en se couchant auprès du corps d’un autre. De toute façon, semble nous dire la cinéaste, film après film, il n’est peut-être pas possible de réellement apaiser cette souffrance, constitutive de qui nous sommes : au mieux nous pouvons la reconnaître, la penser, regarder le monde à travers celle-ci plutôt qu’essayer vainement de s’en défaire. Et c’est dans cette posture, finalement, que réside la grande beauté de Toute une nuit et du cinéma d’Akerman.
17 octobre 2024