Toy Story 4
Josh Cooley
par Ariel Esteban Cayer
“Why am I alive?” – Forky, Toy Story 4
Dans Toy Stories : Puppets, Dolls and Horror Stories (Frieze, 2010), le regretté théoricien britannique Mark Fisher effectue un rapprochement étonnant entre Thomas Ligotti (écrivain américain connu pour ses récits et traités d’horreur philosophique) et la série Toy Story. Citant « Useful Life » de Giovanni Tiso, publié sur le blogue Bat, Bean, Beam en 2010, il écrit :
« Tiso remarque quelque chose d’étrange à propos du désir des jouets de la franchise Toy Story : « ce qu’ils préfèrent, c’est d’être joués [played with] par des enfants. Mais il s’avère que dans ces moments, ils sont flasques et inanimés ; lorsqu’ils sont en présence d’humains, leur vitalité [spark] les abandonne, leur yeux deviennent vacant ». C’est comme si le message de ces films rimait avec celui du traité pessimiste de [Thomas] Ligotti : la conscience n’est pas une bénédiction qui nous est accordée par un fabricant de jouet bienveillant, remplaçant un Dieu bienfaisant, mais bien une odieuse malédiction. »[1]
Avec cette courte conclusion publiée à l’occasion de la sortie de Toy Story 3 (2010), Fisher semble prédire l’enjeu philosophique qui sous-tend aujourd’hui Toy Story 4 – et la création de son personnage le plus mémorable, Forky (un formidable Tony Hale). Qu’anime l’inanimé ? Est-ce l’enfant qui insuffle au jouet sa vitalité ou bien l’univers lui-même ? Et le jouet, lui, veut-il de cette existence ? De cette servitude vis-à-vis de l’enfant ? Peut-il s’en affranchir ? Sans répondre à toutes ces questions (évidemment), Toy Story 4 est d’autant plus fascinant qu’il donne corps à ces préoccupations ; ses créateurs, à tout le moins, semblent y avoir pensé – et avoir pensé à ce qu’il adviendra de leurs créations, une fois l’histoire terminée, le temps passé, le plastique désagrégé…
Suite aux évènements cataclysmiques du 3e film, Woody (Tom Hanks), Buzz (Tim Allen) et leur bande de jouets ont désormais été adoptés par la jeune Bonnie. Celle-ci s’apprête à son tour à commencer l’école et elle délaisse quelque uns de ses jouets, dont Woody qui revit le choc d’avoir perdu Andy (il se remémore le garçon comme on se souviendrait d’une rupture amoureuse). Bonnie ne peut apporter un jouet à l’école, mais le cowboy, mu par son devoir envers « son enfant », infiltre le sac à dos de la jeune fille et s’assure qu’elle ait les morceaux nécessaires pour se divertir en classe. De ce fait, Woody permet à Bonnie – Frankenstein de maternelle – de se créer un nouvel ami. Ainsi nait Forky, cuillère-fourchette (spork) en plastique agrémentée de quelques bâtons de popsicle cassés, de cure-pipes pliés, de bouts de gomme secs et autres morceaux rebuts démentiels. Un être pathétique, bref, dont les premiers élans de vie sont quasi suicidaires. « Trash! » hurle Forky en cherchant sans cesse à retourner aux vidanges l’ayant vu naitre ; voici un « jouet » de circonstance (rappelant les jouets-mutants de Sid dans le premier film) pour qui l’inconvénient d’être né est entier ; pour qui l’attribution inexplicable d’une conscience renvoie à la malédiction soulevée par Fisher … « Pourquoi suis-je en vie ? ».
Inutile de le préciser, le deuxième degré (pour adultes) qu’il est coutume de d’évoquer en la présence de ce cinéma d’animation (pour enfants) prend ici une tournure plutôt philosophique. En plus d’établir un lien explicite entre le jouet et sa matière première (celle du plastique transformé, voué au dépotoir et dont la valeur affective, culturelle, n’est que purement contextuelle), Forky ouvre la porte à un récit sur l’affranchissement du jouet/sujet, soudain conscient de son immanence (à l’inverse du lien de transcendance qui caractérisait jusqu’alors sa relation à son maitre, l’enfant-créateur).
Au fil d’une quête où Woody et sa bande tenteront de sauver l’impuissant, pitoyable (et adorable) Forky des griffes d’antiquités délaissées (entretenant elles-aussi un rapport tordu à leur propre désuétude) – et sans parler du rôle étonnant que le scénario réserve à Bo Peep (Annie Potts) – Woody est ici balancé dans un univers animiste constitué d’objets le renvoyant sans cesse à sa propre finitude. Face à l’éventualité, définitive cette fois-ci, du retrait de ses « fonctions » (fonctions par lesquelles tout jouet doit quotidiennement nier sa vitalité, et cesser, le temps d’un « jeu », d’être conscient), le jouet doit faire un choix et briser la boucle. (Si celle-ci semblait bouclée à la fin de Toy Story 3, c’est que cette possibilité était occultée : le règne d’Andy laissait tout simplement place à celui de Bonnie, telle une évidence. Et après ?).
Toy Story 3 le suggérait, et Toy Story 4 le confirme : le succès de la franchise repose entièrement sur sa capacité à accompagner son public, qui grandit plus ou moins au même rythme qu’Andy depuis 1995. Film sur la prise de conscience de sa propre existence (et donc, sur la nécessité de grandir au gré de celle-ci, de laisser sa place au besoin et de passer à autre chose lorsque le temps sera venu), ce dernier volet – espérons-le, tant il apparait difficile d’y donner une suite appropriée – pousse les thèmes de la série au-delà de toute attente. Forky (ni un cowboy, ni un dinosaure, ni un astronaute, et pourtant si important) ; Bo Peep, libre du rôle que ses manufacturiers lui ont imposé ; Ducky et Bunny (Keegan-Michael Key and Jordan Peele), ces peluches de fêtes foraines condamnées à n’exister qu’attachées aux murs, dans l’espoir d’être choisies un jour… Plus que Buzz et les autres, ces nouveaux jouets ouvrent à des possibilités d’existence qu’il fait bon retrouver dans un film grand public comme celui-ci, interrogeant avec candeur notre relation à de vulgaires bouts de plastique en images de synthèse. Assujettis ou non, malédiction divine ou pas, Toy Story 4 nous rappelle que l’étincelle, comme les feux d’artifice qui concluent le film, s’éteindra un jour. Il ne nous reste qu’à savoir quoi en faire d’ici là.
[1] Notre traduction
25 juin 2019