Transatlantique
Félix Dufour-Laperrière
par Alexandre Fontaine Rousseau
Film-transe, Transatlantique entretient avec élégance une sensation de suspension du temps, un état d’apesanteur qui confère une grâce insolite à ses images. Ce flottement entre la mer et le ciel, cet équilibre précaire désoriente notre regard bercé par le flot hypnotique de l’océan. Des nuages semblent se former à la surface de l’eau, la mer allant se fixer au ciel pour surplomber la Terre. La caméra de Félix Dufour-Laperrière contemple alors l’horizon incertain, ne cherchant plus à saisir l’ampleur démesurée de cette réalité qu’il filme mais à décrire, plutôt, le vertige qu’elle provoque…
On pourrait parler d’un « cinéma d’échelle » pour décrire Transatlantique qui, à l’instar des films de Yuri Ancarani, s’intéresse à la place qu’occupe l’humain devant l’infini – que ce soit l’infiniment petit, dans Da Vinci (2012) ou l’infiniment grand dans Il capo (2010). C’est que l’on sent, dans leurs manières respectives de filmer, l’affirmation d’une profonde conscience de la relativité de chaque chose face à l’univers. Le cinéma, jeu de juxtapositions, y révèle par les liens qu’il crée l’impossible gouffre qui sépare les divers éléments qu’il place en relation. Mais il cherche dans le même élan à mettre en scène la réconciliation de ces éléments – comme si la raison d’être de ces images était de se substituer à ce qui, autrefois, relevait chez l’Homme de la spiritualité.
D’où ce soin particulier que porte Dufour-Lapperière à la représentation des symboles religieux lesquels, par leur simple présence dans ce contexte nous rappellent de manière éloquente leur raison d’être profonde : cette nécessité d’ordonner, de faire sens de ce qui nous entoure. L’idée de divinité, qui permet d’incarner l’infini, ramène à une échelle intelligible ce qui demeure au fond impossible d’imaginer. C’est aussi le rôle que possède ici l’image cinématographique, dont les multiples mutations permettent d’encadrer l’absence de limites et, par le fait même, d’exprimer l’inexprimable. Par-delà la surface des choses, le cinéma s’approprie ce qui dans celles-ci relève de l’immatériel. Or, Transatlantique arrive à rattacher ces considérations métaphysiques à une matérialité des plus tangibles.
Comment l’humain s’adapte-t-il à un milieu hostile? Comment s’approprie-t-il un lieu anonyme tel qu’un navire servant au transport de marchandises pour le rendre habitable? Au-delà de la tension entre ces hommes et leur environnement, le cinéaste capte l’émergence progressive d’une symbiose de fortune; lorsque, par exemple, l’équipage ayant nettoyé la cale transforme celle-ci en terrain de cricket temporaire. L’inventivité déployée impressionne, presque autant d’ailleurs que la mise en scène de Dufour-Laperrière, qui souligne avec une admirable économie la poésie concrète de ce geste simple. Le découpage ramène à une échelle humaine un espace qui, quelques plans plus tôt, semblait immense; il témoigne de cette petite conquête en mettant en avant le nouvel équilibre qui s’est créé.
Le film repose d’ailleurs en grande partie sur cette logique de poupées russes qui permet de remettre en question la perspective, l’échelle et les rapports de force qu’ils installent. Le navire est d’abord filmé tel un immense édifice surplombant le port qu’il traverse. La présence humaine à son bord ne fait dans un premier temps qu’accentuer cette impression, puis un premier renversement redonne à l’homme le contrôle sur ce territoire. Mais cette ascendance précaire est mise en doute par l’océan lui-même, dont l’étendue immatérielle encercle le cargo ainsi que les êtres à son bord. Sensible aux luttes constantes qui bousculent l’ordre établi, Dufour-Laperrière en fixe les enjeux avec une clarté qui semble presque relever de l’objectivité.
Si le film s’avère assurément maîtrisé, on sent malgré tout que le regard qui l’anime n’est figé dans aucune certitude, qu’il n’est l’expression d’aucune idée préétablie, le cinéaste se laissant porter par la découverte au lieu d’imposer au réel des images préconçues. Il va à la rencontre de celui-ci, s’abandonnant à une contemplation posée qui se transforme très vite en fascination. Ces visions insaisissables demeurent jusqu’à la toute fin mystérieuses, à l’instar du visage de cette chanteuse indienne qui revient hanter le film à quelques reprises – spectre émergeant de l’obscurité dont l’ensorcellement évoque l’invitation des sirènes.
Ce sont ces images à demi expliquées, dont l’énigmatique beauté semble transcender l’ensemble, qui laissent l’impression la plus troublante… Loin de les arrimer à son film, Félix Dufour-Laperrière permet à ces images de planer au-dessus de celui-ci, leur accordant une liberté qui rayonne en retour sur l’ensemble. À la lisière du documentaire et du cinéma expérimental, Transatlantique bouscule les formes établies de manière instinctive – parce qu’il cherche, tout simplement, à voir autrement.
Texte initialement paru dans la revue 24 Images, num.169
La bande-annonce de Transatlantique
28 mai 2015