Je m'abonne
Critiques

Treme saison 1

David Simon

par Helen Faradji

Dans le merveilleux monde des séries, la césure est nette. Un peu comme celle qui opposait les fervents des Beatles aux aficionados des Stones. D’un côté, donc, ceux qui pensent que la rouge The Sopranos, flamboyante épopée mafieuse créée par David Chase, est la plus grande série de tous les temps. De l’autre, ceux qui se battraient jusqu’à la mort pour prouver que la noire The Wire, brillante, élégante et dense plongée dans l’univers policier de Baltimore signée David Simon, ne laisse aucune chance à ses concurrents. Si le débat ne peut que profiter à HBO, fier lieu d’hébergement des deux plus passionnantes séries de l’histoire, il vient néanmoins de pencher plus légèrement du côté de Simon dont la deuxième offrande, Treme, vient confirmer ce qu’on ne murmurait déjà plus : ce type est un auteur majeur.

On a souvent évoqué la formidable perméabilité des séries télé au monde qui les entoure. Peut-être est-ce grâce à leur durée? Peut-être, encore, parce qu’elles offrent aux créateurs, en tout cas sur le câble, un espace de liberté que le cinéma ne sait presque plus dessiner? Toujours est-il que Treme renforce encore, avec un panache et une énergie époustouflants, ce lien unique, sensible et percutant qu’entretient le monde de la télé avec le réel. Avant d’être une incroyable série musicale du genre à faire lever et danser les paralytiques (il faut voir et revoir la scène d’ouverture du premier épisode, un concentré d’énergie, de vie et de sensualité qui ferait pâlir d’envie le Tarantino de Pulp Fiction), Treme réussit en effet là où Michael Moore échoue presque systématiquement : faire ressentir au plus près, au plus concret, l’effet direct des politiques du gouvernement Bush sur les populations. Comptant sur la participation de nombreux « vrais » musiciens et acteurs locaux, tournée sur place et scénarisée avec un sens de la complexité fascinant, la série n’épargne alors rien ni personne pour rentrer dans le lard de l’apathie, de l’indifférence, du cynisme de ceux qui font primer les intérêts politico-financiers sur la valeur humaine.

Tout commence trois mois après. Treme ne prend même pas la peine de préciser. Nous sommes à la Nouvelle-Orléans, l’événement qui l’a dévastée ne mérite même plus d’être nommé. La tragédie est de cette ampleur. Les ruines ont envahi la ville, les maisons sont au mieux abandonnées, au pire détruites, les indemnisations se font attendre, les HLM, encore intacts, sont interdits d’accès, empêchant le retour dans la ville des populations les moins aisées. Seules les maisons loin des côtes, celles des mieux nantis, et le French Quarter, repaire à touristes, tiennent encore debout. Blancs, Noirs? La division ne compte plus. Katrina aura redéfini les règles de l’affrontement entre riches et pauvres dans une ville rongée par la corruption, la nonchalance et la désorganisation. L’Amérique est une société de classes, Treme en prend le pouls. Un pouls qui ne bat encore que par la ténacité, opiniâtre, de quelques habitants poussés par l’amour de leur ville, le feu de la musique et une fureur d’une rare intensité.

Car, en plus d’inventer cette notion de patriotisme municipal, en plus de rendre hommage au phénoménal patrimoine musical de cette ville singulière, Treme est d’abord et avant tout une grande série sur la colère. Celle d’Albert (Clarke Peters, déjà pilier de The Wire, d’un charisme inouï), grand chef Indien du carnaval, dont les yeux semblent briller d’une fureur ancestrale, explosant parfois par à-coups d’une violence inimaginable. Celle de Creighton (John Goodman dans un rôle qui lui convient exactement), simple prof enragé par l’inaction du gouvernement et postant sur YouTube quelques vidéos dénonciatrices. Celle de Toni (solide Melissa Leo), avocate cherchant avec une détermination de fer à démêler l’imbroglio administratif et judiciaire dans lequel l’ouragan a laissé les institutions locales. Celle de Janette, chef incapable de faire face à la pression financière qu’exerce la tenue d’un restaurant. Celle de Davis, musicien et aspirant politicien, transformée en moteur ironique et moqueur. Celle d’Antoine (Wendell Pierce, unique), joueur de trombone qui pensait avoir tout vu et qui, flirtant avec la dépression, garde difficilement la foi grâce à la musique…

Pas une situation qui ne soit intenable, pas un cas de figure qui ne suscite la honte. Pas un sentiment non plus qui ne mérite d’être exorcisé lors de la grande parade de Mardi-Gras qui se prépare. Car être dans la fanfare, à la Nouvelle-Orléans, c’est retrouver sa dignité, sa fierté, sa place dans le monde. Treme, et c’est sa grande force, plutôt que de verser dans un sombre et passif misérabilisme, va s’employer presque méthodiquement, par un récit chaleureux et une mise en scène dynamique sans jamais être épileptique, à redonner une voix pleine et entière à tous ces damnés de la Terre, ces oubliés de la prospérité. Et nous rappeler l’évidence : accepter de l’entendre, c’est déjà faire un pas dans la bonne direction.


24 mars 2011