Trois souvenirs de ma jeunesse
Arnaud Desplechin
par Eric Fourlanty
Sous-titré Nos arcadies, en référence à la région hellénique idéalisée par les poètes de la Renaissance (d’où vient « Acadie »!), Trois souvenirs de ma jeunesse met en scène Paul Dédalus (Mathieu Almaric), croisé dans Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle), premier long métrage d’Arnaud Desplechin, puis dans Un conte de Noël. Ce film-ci se décline en trois tableaux : L’enfance, La Russie et Esther.
Ça démarre doucement, avec un prologue en russe, au Tadjikistan. Un couple se sépare dans la légèreté, l’insouciance presque. Paul rentre en France, elle reste là. Puis, une voix masculine répète plusieurs fois « Je me souviens ». On n’est pas chez Pérec mais plutôt entre Joyce (Dédalus est le patronyme du protagoniste d’Ulysse), Proust et Truffaut. L’enfance peut commencer, avec une scène d’une violence shakespearienne alors qu’un gamin hurle et menace sa mère d’un couteau avant de s’endormir. Il se réfugie chez une tante et sa compagne russe, qui s’embrassent tendrement devant lui. La mère meurt. La fratrie se resserre, solidaire. Le père frappe. L’enfance vient de s’achever. La table est mise : entre cris et chuchotements, le récit fera dans la dentelle, la compassion et les débordements.
Le deuxième tableau, La Russie, met en place un épisode fondateur, celui où, au détour d’un voyage d’école à Minsk, Paul, adolescent (Quentin Dolmaire), devient un héros de John le Carré en offrant son passeport à un Juif russe qui doit fuir en Israël et qui, des années plus tard, mourra en Australie. Mais bien avant que celui-ci ne meure, au retour en France (celui du voyage scolaire, pas celui du Tadjikistan. Vous suivez?), Esther (Lou Roy-Lecollinet) entre dans la vie de Paul comme une comète de Halley dans le système solaire. Ils vivront une histoire passionnelle, de celles qui marquent à vie. Le cœur de ce film de deux heures est là, dans ce troisième tableau de 90 minutes, dense, épique et bouleversant.
Le romanesque, c’est la grande affaire du cinéma de Desplechin. Un romanesque lucide mais assumé, totalement dénué de sentimentalité. Le romanesque d’un cinéaste né en 1960, avec la pilule, La dolce vita et la mini-jupe! Le romanesque d’un homme nourri au sein par les idéaux d’après-guerre, abreuvé de cinéma, bien sûr, celui de Resnais en tout premier lieu tout comme le cinoche des années de formation, mais qui, ensuite, a vu les grands systèmes s’écrouler et les grands maîtres mourir ou dépérir. D’où une tension constante dans la plupart de ses films entre un désir de romanesque et l’ancrage dans le réel. Encore là, comme Truffaut, Desplechin montre des êtres blessés, des zones troubles, des épisodes douloureux mais il a l’élégance de ne pas forcer le trait. Outre son remarquable talent de conteur, c’est entre autres grâce à cet équilibre entre gravité et désinvolture qu’il est un des cinéastes à parler le mieux, avec Doillon et Truffaut (encore lui!), de l’adolescence, cet âge de tous les possibles et de toutes les trahisons. Du premier, il possède l’art de filmer les corps et les visages au plus près et du second, la conscience aigüe des premières fois. Dans ce film cruel et doux comme la jeunesse, Desplechin rend palpable la vie rêvée, celle dont on se souvient jusqu’à son dernier souffle.
Le rapport au rêve et à la réalité, les liens entre fiction et documentaire n’ont jamais été au cœur du cinéma de Desplechin comme ils le sont, par exemple, chez Fellini ou Robert Morin. Par contre, comme chez Resnais, plus Desplechin fait dans l’hyperréalisme, plus l’onirisme prend le dessus. Plus la mise en scène est ciselée, précise, presque précieuse, et plus on a l’illusion d’être dans la chair des sentiments et des idées. D’où une impression de décalage, d’étrangeté et de flottement par laquelle s’engouffre une incroyable liberté de regard pour le spectateur. En somme, ce que nous dit Desplechin, avec son jeu d’énigmes, de fausses pistes et de vraies fulgurances, c’est qu’au cinéma, encore plus que dans n’importe quel art parce que c’est celui qui imite le plus la « vraie vie », la vérité ne se dévoile que derrière des masques, au détour d’un dédale infini de faux-semblants.
« La vie est étrange », dit Paul Dédalus. Avec sa tête de Martien fiévreux, Mathieu Almaric est plus qu’un alter ego pour ce cinéaste cérébral et à fleur de peau. Il est l’incarnation de cette idée que l’on existe simultanément sur plusieurs plans à la fois. Impossible de passer sous silence un des plus beaux castings de débutants des dernières années : dans la peau des jeunes amants terribles, Quentin Dolmaire, un Charles Denner 2.0, et Lou Roy-Lecollinet, une Bernadette Laffont tout droit sortie d’un tableau de Bonnard, donnent chair au concept suranné de passion amoureuse. Cette épopée intime filmée en Cinémascope leur doit beaucoup.
Comme souvent chez ceux et celles à qui on accole le vocable de « cinéma d’auteur », Desplechin est un maître du langage cinématographique, un redoutable conteur, un technicien hors-pair. Ses films, et tout particulièrement celui-ci, sont de vraies master class sur la façon d’utiliser les outils du cinéma, l’image en mouvement (signée ici Irina Lubtchansky), l’alliance unique au medium du son et de l’image, l’emploi de la musique, magnifique trame sonore de Grégoire Hetzel.
Depuis 25 ans, à travers la petite dizaine de films qu’il a signé, le « cinéaste de Roubaix » poursuit le Saint Graal de tout réalisateur, de chaque écrivain, qui consiste à bâtir un monde, encore plus que de donner une vision de celui dans lequel on vit. Avec Trois souvenirs de ma jeunesse, jalon majeur de cet éternel work in progress, il avance, il élague, il peaufine. Et signe un film-somme qui, au-delà de son sujet et de son récit, clame à chacune de ses images qu’aujourd’hui encore, le cinéma est bel et bien vivant.
La bande-annonce de Trois souvenirs de ma jeunesse
15 octobre 2015