TU NE SAURAS JAMAIS
Robin Aubert
par Robert Daudelin
Le film aurait pu s’intituler 24 heures dans la vie d’un homme amoureux, ou bien Où es-tu Marie Aurore ?Aubert et sa scénariste, Julie Roy, ont préféré le mystère et la mélancolie de Tu ne sauras jamais, et ils ont eu raison. Journée d’un octogénaire prisonnier de sa chambre dans une résidence pour personnes âgées ou en perte d’autonomie au temps de la COVID : c’est ainsi qu’on pourrait résumer le nouveau film de Robin Aubert, mais cela ne lui rendrait pas justice. Si Paul Vincent (Martin Naud) est effectivement prisonnier de sa chambre, son esprit, lui, est bien libre et riche de souvenirs et de rêves ; ses petits-enfants veillent sur son sommeil, et le cri des oiseaux, enregistré sur un petit magnétophone, lui rappelle la nature qu’il a tant aimée – Le son de nos forêts lui tient lieu de livre de chevet ; et il rêve de retrouver Marie-Aurore, son amoureuse qu’on a déplacée dans la résidence et qu’il ne peut plus voir qu’en photos.
Ce qui aurait pu être un documentaire – ou, pis encore, une docufiction – sur les CHSLD et autres résidences au temps de la COVID est, par ses choix d’écriture on ne peut plus clairs, une œuvre de fiction véritable. La signature du cinéaste est partout présente, du mouvement de caméra du plan d’ouverture (un lent travelling arrière de plus de dix minutes pour découvrir l’habitant du lieu) au montage où alternent plans très longs de Paul et plans très courts des objets de son quotidien. Quant à Martin Naud dont on a très justement célébré la performance, il n’a rien d’un « figurant » : bien qu’il soit non professionnel, il livre un vrai travail d’acteur, et interprète, au sens plein, le rôle de Paul Vincent. La force du film, n’en doutons pas, vient de la rigueur de ces choix et de la dramatique qu’ils mettent en mouvement.
À un moment de l’évolution du cinéma où de plus en plus de films ont des allures de jeu vidéo, le film de Robin Aubert s’inscrit plutôt ouvertement dans la lignée du slow cinema. Le cinéaste remercie d’ailleurs Chantal Akerman au générique de fin et cite Béla Tarr comme inspiration de certains plans. Le rythme est lent – c’est celui de son héros – et utilise même le temps réel (et la fixité des plans) comme ressort dramatique (le petit déjeuner, filmé dans toute sa durée, devenant un film dans le film). Plus largement, et les auteurs du film sont explicites à ce propos, Tu ne sauras jamais est une réflexion sur le temps (« chorégraphier le temps », dit Aubert), le temps dans toutes ses composantes : passé (les 47 ans de mariage de Paul Vincent), présent (l’enfermement et la maladie qui limitent sa vie) et le futur (les retrouvailles rêvées avec sa nouvelle amoureuse). Ce temps, dont le poids, de par la longueur des plans, devient presque mesurable, est le référent essentiel à tous les moments du film, jusque, et y compris, aux rares vues de la fenêtre de la chambre de Paul : le fourgon de la morgue, comme les voisins qui viennent récupérer le vieux fauteuil, sont aussi pour Paul des unités de mesure du temps qui passe et lui échappe, mais qui, l’espère-t-il, le rapproche de ses retrouvailles avec Marie-Aurore. Le tournage chronologique n’est sans doute pas étranger à ce poids du temps, comme la focale unique qui définit l’espace du film.
Dans cet univers fermé, chaque présence nouvelle, fût-elle accidentelle (la visite de la voisine perdue), est un événement, et les quelques paroles que Paul peut échanger avec la petite Wanda sont des moments de grande intensité. Les objets aussi acquièrent un poids exceptionnel et Aubert a bien raison d’arrêter sa caméra sur la salade de fruits et sa vilaine cuiller de plastique qui, soudainement, occupent tout l’espace et résument à elles seules l’idée d’enfermement. Même les toilettes que Paul ne peut plus fréquenter deviennent un lieu qu’un plan plus long confirme dans leur appartenance à une vie passée. Tout dans cet univers clos, presque théâtral, se réinvente, acquiert un poids supplémentaire.
Tu ne sauras jamais est aussi un film d’émotions multiples qui trouvent leur aboutissement, leur apothéose, dans une crise de larmes de Paul et dans son appel au réconfort. Ce personnage seul, en mal d’amour malgré son grand âge, a désormais une compagne fidèle dans la caméra de Robin Aubert qui sait prendre son temps pour l’accompagner dans son quotidien exigu. Ce filmage discret, qui enregistre tout, sans jamais bousculer, se permet deux ou trois fondus enchaînés d’une grande douceur, qui redisent le respect du protagoniste, de son espace, de son temps et de tout ce qui constitue désormais sa vie, y compris le « Je t’espère », ultime, et combien bouleversant message de Marie-Aurore.
Histoire d’amour, histoire de douleur aussi, ce film de vie tenait à cœur à Robin Aubert ; il s’y est investi en faisant confiance à ses outils de cinéaste, en cherchant les images, les sons et quelques rares paroles, susceptibles de nous rejoindre. Quiconque accepte de franchir le plan initial de ce film unique dans le cinéma québécois des dernières années vivra une expérience aussi riche qu’essentielle.
21 mars 2024