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Critiques

TWILIGHT

György Fehér

par Gérard Grugeau

Perdu dans les limbes depuis sa présentation au Festival de Locarno en 1990, Twilight (Szürkület) du réalisateur hongrois György Fehér nous parvient aujourd’hui en copie restaurée. Le film est tiré de La promesse (Das Versprechen, 1958), une novella de l’écrivain suisse Friedrich Dürrenmatt, qui avait alors donné comme sous-titre à son livre : Requiem pour le roman policier. Cette précision constitue une bonne porte d’entrée pour aborder une œuvre crépusculaire dont la dimension démiurgique s’affiche dès l’ouverture par des plans de nature filmés du haut des airs. En écho à la brume spectrale qui noie le paysage, une musique sourde sature l’espace, laissant présager l’imminence d’un drame insidieux qui déjà corrode le grain de l’image. De fait, cette musique au creux de laquelle va venir se lover un chant élégiaque a tout d’un requiem, d’une prière pour le repos des morts. Nul doute qu’elle annonce des temps ténébreux avant que ne se déploie la trame policière d’un récit aux accents de fable où l’enfance abusée croise le chemin de sinistres géants aux intentions maléfiques.

Une fillette est retrouvée morte dans les bois. Un détective à la retraite usé par la vie promet de retrouver le coupable. Flanqué d’un acolyte dans un premier temps, l’homme se lance bientôt seul dans une enquête qui virera à l’obsession destructrice. Entêtante et soumise à la circularité du temps, la musique reviendra en boucle jusqu’au plan final semblable au plan d’ouverture, structurant le film comme une tragédie en plusieurs actes. Si, dans ses itérations, Twilight se veut de prime abord l’autopsie d’un crime, il devient très vite la radiographie d’une idée fixe qui va mener le personnage principal à la déchéance morale et à la folie.

Habilement, György Fehér a pris le parti d’ajouter au matériau de base de son scénario des motifs de Ça s’est passé en plein jour (Es geschah am hellichten Tag) du même auteur, qui a déjà été l’objet d’une adaptation à l’écran (Ladislas Vajda, 1958). Cette approche fragmentaire sert bien un récit savamment découpé en longs plans séquences léthargiques qui, dans leur extrême concision dramaturgique, vont battre en brèche les conventions du roman policier pour ancrer celui-ci en apesanteur, dans des zones plus philosophiques. Dans sa quête pour débusquer le mal au sein d’une communauté rurale aux abois, le détective devra certes suivre un parcours obligé et subir plusieurs épreuves, notamment une visite sur la scène du crime, un détour par la morgue, l’interrogatoire d’un faux coupable et la mise en place d’un subterfuge visant à utiliser une autre écolière comme appât pour attirer le tueur. Mais un grain de sable inattendu, un de ces hasards des plus fortuits viendra au final court-circuiter l’enquête, nous renvoyant au sous-titre énigmatique de la novella. Par son arc dramatique embrumé, Twilight sonne bel et bien le glas du roman policier traditionnel avec ses résolutions d’intrigues et ses effets de catharsis. Il en est le linceul, le requiem annoncé, recouvrant de ses volutes vénéneuses la campagne repliée sur ses turpitudes, loin de toute possibilité de rédemption.

image noir et blanc statue aigle avec glaive

Tout dans la mise en scène de Twilight contribue à créer un monde gangrené par le mal, un mal aux origines diffuses qui se tapit dans les tréfonds de l’âme humaine et contamine le paysage alentour. Un paysage cerné par la boue et délavé par les pluies d’orage incessantes comme si, se décomposant sous nos yeux, le réel suintait de lui-même ses humeurs délétères. Cette esthétique atmosphérique que l’on doit au noir et blanc stylisé de Miklós Gurbán n’est pas sans rappeler bien sûr le cinéma de Béla Tarr, cité d’ailleurs au générique comme consultant. Grâce à la fluidité de sa mise en scène toujours en mouvement, György Fehér donne forme à un monde mutique en perdition qui menace sans cesse de nous engloutir à la faveur de longs plans étirés et admirablement chorégraphiés qui surprennent par les entrées et les sorties de cadre, l’utilisation de la profondeur de champ et le caractère hypnotique de ses travellings aspirés parfois par le vide ou venant buter sur le mystère de ses gros plans. Paradoxalement, la caméra nous maintient dans un état de tension permanent alors qu’elle se coupe pourtant des codes du roman policier en jouant la carte de la dédramatisation et en imprimant au film une monotonie indolente qui dépasse toute idée de naturalisme.

Difficile de savoir si György Fehér entend donner une portée politique à son film. Le fait que l’une des victimes du tueur en série soit retrouvée près d’un « turul », une statue en forme d’aigle arborant une épée que l’on associe à un marqueur de l’identité magyare, pourrait laisser entendre que le désespoir charrié par Twilight renvoie à la déliquescence d’un pays au bord du gouffre, dépossédé de tous ses idéaux. Peut-être faut-il plutôt voir dans cette coulée irrépressible des plans séquences qui s’enchaînent vers une issue aussi incertaine qu’illusoire l‘expression d’une sombre fatalité. Chez Györgi Féher comme chez Béla Tarr, le temps est cyclique, le destin, inévitable, car enchaîné au principe d’un éternel retour sans transcendance qui anesthésie les actions humaines. Pour le vieux détective comme pour le spectateur, plus le désir de faire la lumière se manifeste, plus tout s’assombrit. À chacun de résister à l’envoûtement des ténèbres qui avancent.


2 juin 2023