TWIN PEAKS: FIRE WALK WITH ME
David Lynch
par Bruno Dequen
Twin Peaks: Fire Walk with Me occupe une place à part dans l’œuvre pourtant imprévisible de David Lynch. Quasi unanimement rejeté par la critique et le public à sa sortie, ce grand film malade qui marque le point de rupture définitif du cinéaste avec le système de production américain n’a eu de cesse d’être réévalué depuis. Ses trames narratives successives et hasardeuses préfigurent les expérimentations à venir de Lost Highway, Mulholland Drive et Inland Empire. D’ailleurs, Lynch lui-même a toujours déclaré avoir fait exactement le film qu’il voulait, et il l’a prouvé depuis en faisant de Fire Walk with Me un élément crucial de Twin Peaks: The Return. Bref, c’est à se demander s’il ne s’agirait pas en fait de la pierre angulaire incomprise de l’univers lynchien.
Le film s’ouvre sur une véritable déclaration de guerre créative. À mesure que la caméra recule, le nuage bleu d’électricité statique qui composait le générique d’ouverture révèle sa véritable nature. Il s’agit d’un écran de télévision, immédiatement réduit en pièce par une hache (ou est-ce un tomahawk ?). Le message est clair : fini les compromis de la création télévisuelle, Fire Walk with Me nous emmènera ailleurs. Et cette nouvelle proposition prend d’abord la forme d’un sombre miroir dénaturé de la série. L’enthousiaste Dale Cooper (Kyle MacLachlan) est remplacé par le stoïque Chester Desmond (Chris Isaak) à la silhouette lasse, la douceur automnale de Twin Peaks fait place au soleil cru de Deer Meadow, une bourgade white trash déprimante, la fille chérie Laura Palmer devient Teresa Banks, une droguée habitant dans un parc de roulottes, etc. Même le bon café frais servi par les charmantes serveuses du Double R est n’est plus aujourd’hui qu’un fond rance de cafetière offert par un Harry Dean Stanton moribond. Presque tous les éléments de la série se retrouvent ainsi réincarnés sous un angle plus lugubre et rugueux. Si la disparition aussi soudaine que mystérieuse de Desmond nous permet de retrouver Cooper, le répit est de courte durée, puisque ce dernier n’apparaît que le temps d’un interlude surréaliste avec Phillip Jeffries, interprété par Bowie, l’homme qui venait d’ailleurs lui-même, qui disparaît lui aussi pour laisser place à des visions cauchemardesques des personnages surnaturels de la série. Pendant une trentaine de minutes, Lynch se joue ainsi de nos attentes, alternant fausses pistes et informations aussi cruciales que sibyllines.
Loin de n’être qu’un jeu pour/contre les initiés, cette longue mise en place permet au cinéaste d’instaurer une ambiance exclusivement angoissante, fondée sur les aspects les plus inquiétants et désespérés de la série. Si, pour certains, le réconfort d’une bonne tarte à la cerise – et des conventions télévisuelles – avait jusqu’ici permis de compenser pour les sombres fulgurances du cinéaste, Fire Walk with Me ne laisse aucune échappatoire. Ce film, qui en vient à explorer les derniers jours de la vie de Laura Palmer, est une véritable descente aux enfers et l’une des œuvres les plus violentes du cinéaste. Porté par la performance hallucinée de Sheryl Lee, qui incarne avec une rare intensité non dénuée d’excès un tourbillon d’émotions contradictoires et autodestructrices, Fire Walk with Me est aussi torturé que la psyché de sa protagoniste, victime d’inceste et de visions démoniaques et surnaturelles.
Le projet procède d’un double mouvement aussi complexe qu’irréconciliable : redonner vie à Laura Palmer pour mieux la tuer à nouveau. Une sorte de résurrection condamnée d’avance. Lynch a toujours été fasciné par le Vertigo d’Hitchcock, son obsession pour la figure du double et la pulsion voyeuriste mortifère. Dans Fire Walk with Me, il plonge sans filet au cœur de ces préoccupations, en y ajoutant une dimension spirituelle et métaphysique nourrie à la fois par son héritage chrétien et son intérêt pour les religions orientales. Les derniers jours de la jeune Laura deviennent ainsi une variation païenne de la Passion du Christ ouverte à toutes les interprétations possibles. Martyrisée, délirante, obsédée par des visions cryptiques, Laura finit par accepter la mort – sur fond de requiem de Cherubini – afin de… sauver le monde ? mettre un terme à ses souffrances ? exorciser son père possédé ? Quelle que soit notre interprétation, que faire de cette vision d’une jeune fille violée, transfigurée en martyre ? « Je ne sais plus qui je suis », affirme Laura à son amoureux James avant de le laisser pour entrer dans les bois nocturnes qui scelleront son destin. Une fois arrivée au ciel – ou dans l’antichambre de l’enfer –, la vision d’un ange provoquera chez elle une crise de larmes, de soulagement et de rire, ultime expression de sentiments aussi intenses qu’impossibles à décoder. Œuvre résolument limite, Fire Walk with Me est l’expression la plus sincère et confuse de la vision de Lynch. Et le visage déformé par les hurlements de Sheryl Lee demeure peut-être l’image la plus terrifiante qu’il ait jamais produite.
Ce texte a été publié à l’origine dans le numéro 184 de 24 images.
4 mars 2025