Two-Lane Blacktop
Monte Hellman
par Helen Faradji
« Comme le dit Cassavetes, il s’agit de défaire l’espace, non moins que l’histoire, l’intrigue ou l’action« . – Gilles Deleuze
Easy Rider en 1969, Vanishing Point en 1971 et Two-Lane Blacktop la même année. Dennis Hopper, Richard C. Sarafian et Monte Hellman unis par un même air du temps, celui d’une Amérique comme enivrée par sa propre découverte de la liberté, celui d’un pays passé aux mains de la jeunesse, celui de la contre-culture. Celui aussi d’une nouvelle façon de penser et de façonner le cinéma, non plus usine à rêves comme l’avait déterminé Hollywood la grande, mais espace entièrement neuf à réinventer au gré des inspirations les plus diverses, des envies les plus folles, des instincts les plus primaux. Trois films qui, inventant le road-movie, créaient du même coup une nouvelle Amérique, un Nouvel Hollywood.
Bien davantage que ses congénères, c’est tout particulièrement Two-Lane Blacktop qui incarne autant qu’il dépouille de ses oripeaux les plus « vendeurs » cette contre-culture. Car Monte Hellman, à peine sorti de l’écurie de Roger Corman (où il parvint, fait rare, à imposer sa vision existentialiste du monde dans un western singulier, The Shooting), ne cherche pas à la rendre sexy, digeste, ou à ériger ses héros en images propres à orner sur des posters colorés les murs des chambres de jeunes filles. Rien ne fait rêver dans Two-Lane Blacktop, rien n’y aspire à rien. Sauf peut-être au vide, véritable sujet de ce film où la route n’est que prétexte, les voitures que symptômes.
The Driver, The Mechanic et The Girl, compagnons de fortune embarqués dans une miteuse Chevy 55 grise. Et GTO, celui par qui la course arrivera et qui parie sa voiture aux trois âmes perdues qu’il arrivera avant eux à Washington. À lire cette entrée en matière (le script fut d’ailleurs entièrement publié dans Esquire juste avant la sortie du film, ce qui explique notamment son échec en salles en 1971), l’imagination fait vite son travail. Vitesse, compétition, consommation… les images se créent presque d’elles-mêmes dans le cerveau de l’amateur. Malin, Monte Hellman en joue d’ailleurs dès sa scène d’ouverture, vrombissant aux sons de moteurs gonflés à bloc, trouant la noirceur d’une nuit asphaltée par la présence de jeunes gens rebelles portant fièrement leurs blousons noirs, avides et énergiques. Rumble Fish, American Graffiti, Drive, Deathproof… nombreux seront les films qui, au fil des ans, s’en inspireront plus ou moins ouvertement.
Mais c’est très rapidement qu’Hellman prend le contre-pied de cette aventure à laquelle il semblait pourtant nous inviter. Le plus européen des cinéastes américains, disait-on de lui. Le meilleur d’entre tous tranchait même Peckinpah en 1973. Assurément, en tout cas, un des rares cinéastes à n’avoir non pas embrassé ou tenté de définir à sa sauce la grande mythologie américaine (tant celle des grands espaces que celle du storytelling), mais à en avoir fait son objet d’étude, la disséquant avec patience et recul, l’observant dans son dénuement le plus total en se demandant perpétuellement, avec une mélancolie poétique : que reste-t-il ?
Que reste-t-il lorsque les personnages n’ont même plus droit à un nom ? Que reste-t-il lorsque les acteurs n’en sont pas (James Taylor, Laurie Bird et Dennis Wilson, batteur des Beach Boys imposent leur nonchalance et leur décalage tout bressonien aux deux conducteurs de la Chevy) ? Que reste-t-il lorsque le récit est débarrassé de ses impératifs de linéarité, de clarté, d’efficacité (Hellman confiait bien volontiers avoir été inspiré par le montage de Paris nous appartient de Rivette qui s’autorisait à laisser à l’écran tous ces moments lâches que les « films normaux » éliminaient sans vergogne) ? Que reste-t-il des rêves, des aspirations, des idéaux, de la romance quand les dialogues s’en tiennent pour la plupart à de courtes discussions techniques sur la mécanique ? Que reste-t-il lorsque la traversée nie l’idée d’une conquête de l’Ouest pour se faire au contraire d’Ouest en Est ? Que reste-t-il enfin, hormis cette magnifique image finale, peut-être l’une des plus belles du cinéma américain, du Driver filmé de dos, dans sa voiture, ralentie à l’extrême puis arrêtée avant que la pellicule ne s’embrase, dévorant finalement cette quête taciturne et solitaire, marquant le point ultime, le seul possible, de cette fuite en avant qu’a été Two-Lane Blacktop, mais citant également les maîtres (Bergman, Antonioni) comme pour affirmer, dans un dernier pied-de-nez, l’absolue supériorité du cinéma sur ce monde en train de s’effriter, sur ce monde consumé par sa propre incapacité à accepter le vide?
La scène d’ouverture de Two-Lane Blacktop
25 juin 2013