Critiques

UN BEAU MATIN

Mia Hansen-Løve

par Gérard Grugeau

Entrer dans un film de Mia Hansen-Løve revient à prendre régulièrement des nouvelles d’une cinéaste qui a toujours mis sa vie au cœur du processus de création. Pour celle qui fut un temps critique aux Cahiers du cinéma avant de passer à la réalisation, le lien à l’autofiction n’a rien d’un narcissisme béat qui relèverait d’une vaine fixation affective à soi-même. Chez l’auteure du Père de mes enfants (2009) et d’Un amour de jeunesse (2011), c’est le temps qui est le fondement du rapport au monde, un temps de cinéma aux intensités fluctuantes où le moi s’expose et se romance tout à la fois. De film en film, Mia Hansen-Løve tend ainsi à lier inlassablement le temps et la mémoire à partir d’une représentation objective de la réalité tout en procédant à un recensement du réel qui permet de conjurer l’oubli, en plus de favoriser l’émergence de constats intérieurs aussi éprouvants que réparateurs. À cet égard, le huitième long métrage de la cinéaste ne fait pas exception. Ouvertement autobiographique, Un beau matin arpente comme à l’accoutumée des territoires intimes et il le fait avec une ligne claire et une grâce incandescente qui jouent subtilement de l’ellipse et creusent le souvenir en conférant au présent une matérialité des plus émouvantes.

Cette lutte contre l’oubli associée à un sentiment de la perte des plus vifs prend dans Un beau matin une dimension d’autant plus poignante que l’effacement d’un être poussé hors du monde en est le sujet central. Sandra (Léa Seydoux), qui élève seule sa fille, se retrouve confrontée au naufrage de son père atteint d’une maladie dégénérative le coupant peu à peu de son entourage. Ce froid qui envahit la tête de Georg (Pascal Grégory), cette noyade intérieure anesthésiante, touche un homme qui a consacré sa vie à la pensée (il enseignait la philosophie, tout comme la mère de la cinéaste personnifiée tour à tour par Isabelle Huppert dans L’avenir, et ici par Nicole Garcia). Peuplé de livres colorés qui dessinent le portrait sensible d’un érudit, l’appartement du père doit être vidé alors que celui-ci entreprend son dernier voyage d’hôpitaux en maisons de retraite (à ce titre, le film a presque une valeur documentaire dans son parcours du combattant) et que la jeune femme s’engage dans une relation avec Clément (Melvil Poupaud), un ami perdu de vue aujourd’hui marié. Trois mouvements scandent ainsi trois récits qui s’entrelacent entre le temps sans fin de la maladie, le temps hachuré induit par les insuffisances du système de santé et le temps aussi revivifiant qu’orageux de la passion amoureuse.

On pourrait avancer qu’Un beau matin est l’histoire de deux corps : celui d’un homme malade qui s’étiole et se vide de sa substance, et celui d’une femme à la chair endormie qui se réveille soudain et se remplit à nouveau sous l’aiguillon du désir. Mia Hansen-Løve tire un flux organique aussi vivant qu’unifié de cette circulation entre « la maladie à vie » (comme le dit le journal désespéré du père de la cinéaste lu en voix off) et le pouvoir cathartique de l’amour. Richement mise en valeur par la photographie chaude de Denis Lenoir, la matérialité du quotidien se déploie en une arborescence d’instants privilégiés où l’on peut sentir dans chaque plan l’intensité du temps qui s’écoule avec son poids de vérité insufflé par la mise en scène. Si Un beau matin séduit par sa gravité solaire présente dès l’ouverture, c’est incontestablement parce que ce film pensé au chevet d’un père au bord du gouffre est né d’une nécessité intérieure et d’une douleur à mettre à distance.  Et que le cinéma ici est un pas de deux entre la vie et la mort qui, délesté de toute pitié, met un point d’honneur à ne jamais perdre de vue la lumière. Il suffit qu’une fenêtre d’appartement ouvre sur un hors-champ inondé de soleil, qu’un arbre frémisse… et c’est le cours de la vie qui passe.

Mais si le film fixe un temps subjectif, il dépasse aussi les limites du cadre, invitant alors à côtoyer l’infiniment grand. Et c’est là que prend corps le recensement du réel si cher à une cinéaste habitée par l’idée de la transmission. Dans Un beau matin plus que dans tout autre de ses films peut-être, Mia Hansen-Løve s’évertue à nommer les choses et les lieux pour contrer les assauts du temps qui efface tout, à commencer par le temps historique sans cesse menacé d’amnésie que Sandra maintient éveillé de par son métier de traductrice-interprète. Il y a aussi un temps linéaire relié à l’origine du monde (cosmo-chimiste de profession, Clément analyse la matière) et, plus modeste mais néanmoins riche en épiphanies miraculeuses, un temps intérieur propre à chacun des personnages qui oscille entre différentes temporalités au gré des réminiscences. Livres, musiques, rituels familiaux, retrouvailles d’anciens élèves : l’esprit de Georg qui a laissé son empreinte chez plusieurs est omniprésent telle une force qui aurait l’ubiquité de l’air. Comme l’était dans Bergman Island (2021) l’esprit du cinéaste suédois recouvrant de son aura les paysages de Faro. De cette topographie des lieux où viennent s’archiver les souvenirs naît une poésie discrète, jamais ostentatoire, qui célèbre la vie et ses fantômes.

Enfin, on ne saurait parler de la beauté diffuse d’Un beau matin sans vanter la présence de Léa Seydoux, souveraine dans l’incarnation d’un personnage dépouillé de toute artificialité où la comédienne semble constamment éprouver les puissances cachées de son rôle pour leur insuffler une intensité nouvelle. Yeux embués, sourire triste et rentré de celle qui attend une forme de reconnaissance paternelle, rougissement de la peau qui frissonne à l’approche du désir : le visage sans fard de l’actrice est ici le miroir de tous les séismes intérieurs, laissant transparaître dans chaque plan l’essence d’un talent porté par une vérité nue à l’amplitude aussi variable qu’une marée montante ou descendante.


16 février 2023