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Critiques

Un beau soleil intérieur

Claire Denis

par Linda Soucy

Claire Denis a construit en trois décennies une œuvre forte et singulière qui dissèque les rapports de domination et donne à voir l’invisible : la circulation du désir entre les êtres. Ces rapports humains, jamais vraiment libres car prisonniers du regard social,la cinéaste les décline en une véritable « poétique des corps » qui, dans tous ses films, s’appuie selon ses termes sur « la confiance en la narration plastique».

Avec Un beau soleil intérieur, Claire Denis investit le cinéma là on ne l’attendait pas : sur le terrain de la comédie. Librement adapté de Fragments d’un discours amoureux de Roland Bartheset coécrit avec la romancière Christine Angot, ce film, contrairement à ses précédents qui se construisaient autour des silences,  met en scène une enfilade de séquences dialoguées. La bougie d’allumage du projet – le magnifique texte de Barthes dont la réalisatrice dit s’être éloignée en cours de  route – a tout de même laissé une empreinte indélébile, et certaines des figures convoquées par le philosophe circulent dans le film où la quête romantique s’oppose aux travers pervers du monde bourgeois.

Mère quinquagénaire divorcée, artiste peintre sexy en minijupe et cuissardes, Isabelle (Juliette Binoche) recherche l’amour vrai, mais toujours déçue, elle passe  d’un homme à l’autre. Sitôt apparus dans son champ de vison et dans le cadre, les prétendants deviennent autant de figures de l’absolu, de promesses d’un comblement affectif ardemment désiré, projections qui seront vite anéanties, comme le sera Isabelle, minée par les fourberies de la séduction. Chaque homme devient donc ici l’amorce d’un nouveau fragment dialogué qui se termine  invariablement par un échec cuisant ; échec qui fait passer Isabelle du désir amoureux vivifiant – et déclaré chaque fois à l’intéressé avec candeur – aux abimes de la déception.

Dès la première scène, le ton est donné. La caméra glisse sur les corps, cadre  les visages : l’extase n’aura pas lieu. Les ébats d’Isabelle et de son amant banquier tombent à plat. Puis, plus tard, lorsqu’amant et maîtresse se retrouvent lors d’un 5 à 7, la caméra, en une longue séquence sans coupure, effectue des panoramiques successifs, mesurant la distance qui les sépare, évoquant au passagetout ce qui les désunit. Une fois de plus, Isabelle est victime de son imaginaire, mais elle a la force de se relever rapidement, de recommencer. Les rencontres se succèdent et composent autant de fragments qui, juxtaposés, deviennent une occasion pour la cinéaste de s’adonner à certaines de ses figures de prédilection : la répétition et l’ellipse, tout en proposant différentes variantes d’un même motif. Ainsi, chaque nouveau prétendant devient prétexte à composer au final une galerie de portraits de mâles bourgeois contemporains. Outre le banquier manipulateur et jaloux (Xavier Beauvois), il y a l’acteur marié, narcissique et alcoolique (Nicolas Duvauchelle) qui préfère « l’avant » du désir à sa réalisation, le propriétaire (Phillippe Katerine) qui drague en étalant son avoir, l’ex-mari (Laurent Grévill) qui rappelle à Isabelle qu’il est propriétaire d’une partie de son appartement.

Au détour d’un plan, la caméra insiste sur ces mots : « Le Grand Comptoir », immédiatement collés à l’énumération que fait un personnage masculin des femmes qu’il a conquises et qu’il identifie par leurs métiers : une marionnettiste, une serveuse de bar, une artiste etc. L’amour au temps du capital et de la consommation est donc devenu cela : un grand comptoir des corps à consommer, un buffet à volonté.  Et le corps d’Isabelle, qu’elle offre trop vite à qui en veut bien, n’échappe pas à cette loi marchande qui contamine tout.

Dans une scène nodale, Isabelle accuse les hommes de tout posséder… « et même le ciel » ! Pourtant, plus tard, un ouvrier incarnant peut-être sa seule chance de vivre enfin un amour partagé, lui lancera au visage : « Tu es comme eux !  » ; car elle se refuse à franchir le fossé qui sépare son monde du sien.

Dans la scène finale, qui pourrait être la première, car le film se déploie en un mouvement circulaire, le diseur de bonne aventure (Gérard Depardieu) manipule Isabelle en employant le pronom on pour sceller la fusion. Il apparaît alors clairement que ce deuil de l’imaginaire –  « Ce que je désire est mon désir1  » – qui paverait la voie vers le réel et un authentique amour, Isabelle ne souhaite pas vraiment le faire car, comme l’écrit Barthes : « Si l’exil de l’Imaginaire est la voie nécessaire de la guérison, il faut convenir qu’ici le progrès est triste2. »  Et c’est de ce triste progrès dont Isabelle ne voudra jamais, car son refus est la condition même de la perennité de sa quête, quête d’absolu qui est le carburant de son beau soleil intérieur.

 

1.  Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, éditions du Seuil, collection « tel Quel », 1977

2. Ibid.


15 juin 2018