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Critiques

Un grand voyage vers la nuit

Bi Gan

par André Roy

Bi Gan est un jeune cinéaste de 30 ans. Il fait partie de ce qu’on appelle la 7e Génération, après celle de Jia Zangke, Wang Xiaoshai et Zhang Yuan chez lesquels la réalité sociale est très présente, tandis que celle-ci n’est pas mise de l’avant chez Bi Gan dans Un grand voyage vers la nuit. Après Kaili Blues (2015), son second film est véritablement un « voyage au bout de la nuit ». Dans ce périple, on suit lentement, précautionneusement, un homme, Luo Hongwu, à la recherche d’une femme aimée voilà une douzaine d’années. Il ne se rappelle ni le nom ni le visage de cette ancienne flamme ; par des flashbacks, il la confond avec Wan Qiwen, une belle inconnue qui pourrait être une prostituée. Nous serons transportés tout autant dans un film noir que dans un film de fantômes.

Un grand voyage vers la nuit rappelle par son atmosphère autant David Lynch que Andreï Tarkovski et Apichatpong Weerasethakul. Même ambiance mystérieuse, impermanente. Même perte de repères qui nous déconnecte et nous projette dans un songe, un délire par des allers et retours dans le passé qui font du présent une déformation du passé. Bi Gan suit des chemins de traverse et avance en zigzags. Il faut que le spectateur se laisse aller, d’autant qu’une caméra souple, acrobatique même, l’emporte doucement dans ses mouvements. Bi Gan tord notre vision, faisant de la recherche de Luo Hongwu une parabole existentielle qui se délite et qui n’a plus à un certain moment aucune importance. Tout est éphémère, il est demandé au spectateur de laisser son raisonnement au vestiaire pour qu’il puisse profiter pleinement de ce voyage irréel, qui est tout aussi bien un voyage à l’intérieur du cerveau de Luo.

Sous sa virtuosité affolante, ce film reste énigmatique. Il est divisé en deux parties presque égales mais dissemblables dans leur structure. La première montre le retour de Luo chez lui, à Kaili, à la suite de la mort de son père. Une photo de sa mère disparue lorsqu’il était enfant rallume des souvenirs indistincts qui laissent deviner un passé mafieux (il se rappelle Wildcat, son meilleur ami, tué par un gangster ami de Wan Qiwen). Pour cet homme obsédé par la perte d’être chers, des flashbacks s’enchâssent dans sa recherche, mêlant les époques. Un objet comme un calepin de notes vert, une montre brisée, un numéro de téléphone déclenchent de nombreuses réminiscences. Il part à la recherche de la mère de Wildcat et de Wan Qiven qui porte dorénavant un nom différent. Las de chercher, Luo entre dans une salle de cinéma et enfile des lunettes 3 D — et le spectateur est prié de faire de même.

Alors que la première partie se déroulait dans des lieux réels, tout dans la deuxième partie ressemble à un univers artificiel et cette impression provient, entre autres, du fait qu’il s’agit de décors construits pour l’occasion. Dans un long plan séquence de près d’une heure, nous suivons pas à pas Luo qui sort d’une mine abandonnée pour aller vers un village, un lieu labyrinthique où tous les chemins sont interconnectés et par lesquels le personnage va et vient sans cesse jusqu’à donner le vertige. Tout ne semble qu’une immense illusion dans ce lieu abandonné qui a les atours d’une construction mentale faite pour s’y perdre. Les personnages de la première partie se dédoublent ici, des funambules créés par Luo. Le plan-séquence dilate la narration, décante le temps. Tant du point de vue visuel que du point de vue sonore, la caméra joue constamment du hors champ, dont l’utilisation doit susciter l’attente, le manque, l’angoisse. Nous nous retrouvons dans le séjour des âmes perdues, dans une autre dimension, nouvelle, inconnue, inédite. Cette histoire de souvenirs et de fantômes est filmée comme le récit occulte d’un monde imaginaire. Rarement un plan-séquence aura assumé autant ses possibilités oniriques, son pouvoir de mettre en scène le rêve, l’immatériel.

Un grand voyage vers la nuit s’apparente donc à une hallucination, à un flux de conscience incontrôlable, à une marée de sensations charnelles. Époustouflants, les mouvements de caméra – et surtout le dernier, et le seul de la deuxième partie —, reconstruisent constamment sous nos yeux une réalité d’une labilité permanente. Ils donnent une intense fluidité à la recherche de Luo. Ils exercent un tel magnétisme que nos yeux ne peuvent plus se détacher de l’écran. Et surtout, ils imprègnent le film d’une immense mélancolie.

Chine 2019 / Ré et scé. Bi Gan / Ph. Yao Hung-I, Dong Jinsong, David Chizallet / Mon. Yanan Qin / Son Li Danfeng, Zhonglin Si / Mus. Giong Lim, Chih-yuan Hsu / Int. Tang Wei, Huang Jue, Sylvia Chang, Lee Hong-Chi, Zeng Meihuizi, Yongzhong Chen, Felyang Luo, Tuan Chun Hao / 138 minutes / Dist. Acéphale

 


6 septembre 2019