UN HOMME IMAGINÉ
Brian M. Cassidy et Melanie Shatzky
par Mélopée B. Montminy
On entame le visionnement d’Un homme imaginé avec circonspection. C’est peut-être même avec une brique et un fanal qu’on pourrait attendre un film qui se penche sur la vie d’un homme schizophrène en situation d’itinérance. Il va sans dire qu’une quantité de pièges pave la voie de quiconque s’aventure dans la représentation de ce genre de personnage et des milieux autour desquels ils gravitent, que ce soit la distance biaisée entre l’artiste et son sujet ou encore le décalage entre ce dernier et la forme d’art coûteux qu’est le cinéma. Et si le misérabilisme ou la poverty porn s’infiltrent autant en documentaire qu’en fiction, c’est à travers la forme documentaire que l’exploitation d’un sujet dépasse la violence symbolique et se fait plus concrète. Mais voilà, dans Un homme imaginé, documentaire qui flirte avec la fiction (ou vice versa), alors qu’on suit les pas de Lloyd, la brique et le fanal, c’est lui qui tentera de les vendre aux passant·e·s, comme tant d’autres objets glanés dans les poubelles montréalaises.
Également photographes, Brian M. Cassidy et Melanie Shatzky ont développé une pratique formaliste sensible qui se conjugue à une esthétique brute et intimiste. Le binôme revendique en outre une approche documentaire hybride, inspirée du néoréalisme italien. Il n’est donc pas surprenant qu’Un homme imaginé n’ait rien d’un documentaire à thèse sur la crise de l’itinérance ou les enjeux de santé mentale. Après The Patron Saints (2011), Francine (2012) et Interchange (2018), le duo de cinéastes-photographes confirme son intérêt manifeste pour ces êtres socialement relayés à la marge et questionne la relation d’un personnage aux espaces et territoires parfois hostiles qu’il habite.
« Quinze piastres et vingt-cinq pour mon baby doll ! Quinze piastres et vingt-cinq ! » hurlait tout bonnement un encanteur ostensiblement motivé dans Pour la suite du monde (Pierre Perrault, Michel Brault et Marcel Carrière, 1963), un soir de pleine lune. On retrouve cette façon décomplexée et un peu drôle de faire commerce chez Lloyd, le protagoniste d’Un homme imaginé. Flegmatique, Lloyd tente d’abord de vendre une cafetière à des camionneurs qui roulent à toute allure à ses côtés, jusqu’à quasiment le frôler alors qu’il se trouve sur un terre-plein de la rue Notre-Dame Est. Suivront d’autres bidules – de la pouliche cueillie dans une poubelle du Chinatown à une bible trouvée dans un croque-livre – que le protagoniste proposera aux quidams. En apparence fortuits, ces objets sont au cœur du jeu qui s’opère entre les cinéastes et leur sujet. Cette connivence atteste d’une cohérence dans la démarche qui évite toute forme de messianisme artistique. On la perçoit dans l’espèce de chasse au trésor des vidanges, ce bazar de trottoir inopiné, qui donne lieu à des échanges courtois, parfois comiques – gracieuseté de l’éloquence laconique mais polie de Lloyd. La participation active du protagoniste dans ce projet cinématographique se constate également dans la manière de le montrer, lui et sa dégaine un peu punk. La mise en scène est assumée, simple et ludique. Lloyd n’est pas filmé comme ce « robineux » chanceux du jour sur qui l’on braque son téléphone en lui tendant un billet de cent, zoom sur sa gratitude, se soldant en des milliers de « j’aime ». Cinégénique, Lloyd agit comme un acteur qui déambule sur la Plaza Saint-Hubert en zyeutant les vitrines. En résulte un personnage doux, grand amateur de guimauve, un brin énigmatique.
Bien que la majeure partie du film se déroule dans des lieux reconnaissables, des espaces urbains typiquement montréalais, Lloyd est aussi filmé dans une chambre de motel anonyme. Ces scènes esthétiquement dépouillées et plus intimes où il discute de son passé nous dévoilent une parcelle de son identité, mais c’est aussi dans sa façon de boire un café avec Brian et Melanie (qu’on entend mais qui demeurent hors champ) qu’on le découvre. Le Lloyd mis en scène semble mener une vie plutôt solitaire, bien qu’il affirme que ce qui le rend le plus heureux est de parler à quelqu’un. Ce besoin de connexion est illustré encore une fois par l’entremise d’objets variés où figurent des images de demoiselles. Des gestes comme replacer le plus délicatement du monde une revue érotique dans son emballage plastique offrent des scènes d’une tendresse insoupçonnée. Le montage sonore texturé permet quant à lui un contraste entre la dureté industrielle et la placidité de Lloyd. Le son vacille entre le vacarme des autoroutes et puis le croassement d’oiseaux, tandis que des images paisibles de nature et d’animaux se glissent dans l’ensemble, comme hallucinées. Ces évocations impressionnistes qui se construisent tandis que l’homme imaginé consomme du crack ne sont bizarrement pas de mauvais goût.
En fait, ce portrait sensible ponctué de passages quasi mystiques transmet plutôt bien la liberté avec laquelle a sans doute pu jongler le trio cinéastes/protagoniste dans la création du film. Aussi confrontante puisse être la violence économique et la marginalisation sociale qui constituent un contexte, Un homme imaginé est une promenade qui évite avec grâce l’apitoiement et le misérabilisme. L’œuvre a l’effet d’une main tendue, non pas forcément celle du bon samaritain de l’ONF qui voudrait sauver son protagoniste de sa situation, mais qui, humble, l’accompagne en prenant le temps de le considérer dans sa complexité. Une main réciproquement tendue par le sujet du film, tout aussi investi par la rencontre de l’autre. Un homme imaginé invite à la sollicitude, bien sûr, mais demeurera sans doute insaisissable pour qui choisit inévitablement la pitié à l’empathie.
6 mars 2025