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Critiques

Un paradis pour tous

Robert Morin

par François Jardon-Gomez

On rappelle toujours que la tragédie et la comédie sont plus près l’une de l’autre qu’on ne le pense. Un paradis pour tous n’échappe pas à cette idée. En fait, il serait plus juste de dire que le nouveau film de Robert Morin ressemble à un drame satyrique, genre aujourd’hui oublié du théâtre antique grec qui devait servir, en mode comique, de contrepoint à une trilogie tragique – puisqu’il se situe entre l’ordre et le désordre, entre le rejet des normes et la découverte de la transgression. Autrement dit, Morin nous place devant un objet qui devrait faire pleurer comme une tragédie, mais qui utilise toutes les ressources d’un comique grossier, licencieux et obscène que ne renierait pas Aristophane.

« Un paradis pour tous », c’est d’abord le titre du guide vidéo réalisé par un certain Buster qui veut apprendre à la population à contourner, légalement, le système fiscal québécois. Il se lance dans ce projet pour protester, dit-il, contre ses patrons et la logique des « puissants » de ce monde qui veulent l’empêcher de s’attaquer aux grands patrons d’entreprise en tant qu’employé du fisc. Le film est divisé en trois parties. Étape 1 : la confession vidéo de Buster où celui-ci se présente et expose la situation, ce qui lui permet de se donner l’air d’un valeureux chevalier, défenseur de la morale et de la vertu (à un moment, il se cadre avec un luminaire juste au-dessus de la tête, donnant l’illusion d’une auréole divine). Étape 2 : la vidéo de combat, qui passe en revue les trois moyens légaux qui permettent de faire de l’évitement fiscal (REER, placements, argent comptant). L’essentiel du film est constitué de cette partie où notre homme visite Calgary, la Suisse et la Barbade pour bien placer l’argent de la vente sa maison sans pour autant payer de l’impôt sur les revenus desdits placements. Étape 3 : durant le générique, on voit notre Buster heureux, maintenant casé avec une femme et un enfant, profitant des largesses des Caraïbes et de la météo enchanteresse.

Sur le fond, difficile de ne pas donner raison à Robert Morin – malgré certains calculs et chiffres qui semblent avancés un peu rapidement, le problème des paradis fiscaux est assez bien connu de tous pour que les démonstrations soient convaincantes (surtout celle où Buster crée une carte dégoulinante des états favorisant l’évitement fiscal avec de la crème à raser). Compte tenu du tout récent scandale des « Panama Papers », le cinéaste n’aurait d’ailleurs pu rêver d’un meilleur timing. C’est plutôt sur la forme que le film était attendu de pied ferme, notamment parce que le cinéaste l’annonce lui-même comme un « film de polyvalente ».

Le parti-pris de Morin – rien ne devrait être plus choquant que la question des paradis fiscaux, aucune vulgarité ou grossièreté ne saurait approcher l’amoralité des Puissants, ce qu’annonçait déjà la citation de George Grosz en exergue du film – est en fait redoublé d’un questionnement sur les limites du bon goût et de l’humour, mais aussi de leur pertinence. Oui, Un paradis pour tous repose sur un humour potache, de collégien, dans la tradition d’un Alfred Jarry. Il y a du blackface, du yellowface, on caricature à gros traits les juifs et les musulmans, les anglophones, les Suisses et les Français, les pauvres et les riches : bref, Morin n’épargne personne.

La logique parodique du film contamine aussi toutes ses composantes techniques, de l’usage exagéré de la musique pour véhiculer les intentions et émotions (épique pour l’action, mélodramatique pour les histoires du passé, etc.) aux bruitages trop évidents, en passant par l’usage du green screen volontairement mal exploité et la trentaine de personnage interprétés par Buster (d’où l’aspect caricatural à outrance). Tout rappelle au spectateur qu’il est devant un film grossièrement fait, dans tous les sens du terme. Le dispositif narratif est également de la première importance : on ne suit pas les aventures de Buster qui tourne son film; plutôt, la vidéo qui constitue la totalité d’Un paradis pour tous. On passe près de déplorer le mauvais goût et l’humour facile, mais le cinéaste nous attend au détour. C’est que Morin a l’intelligence de ridiculiser le procédé même qu’il utilise, de faire l’apologie de la liberté d’expression à tout prix tout en en démontrant les failles et les limites. Le défi de Morin n’est alors pas seulement de s’adresser aux défenseurs d’une éthique de l’art, mais aussi à ceux qui revendiquent en tout temps le droit à l’humour le plus vulgaire sans en mesurer les conséquences. À ceux-là, le cinéaste en donne plus qu’ils n’en demandent, espérant sans doute que le trop-plein de vulgarité leur ouvrira notamment les yeux sur la grossièreté de la politique qu’ils côtoient tous les jours sans rien dire.

En présentant un monde où plus personne ne se dit responsable de rien (la défense la plus utilisée par les banquiers ressemble à « Ce que les gens font, ça ne nous regarde pas, on est une banque, pas une conscience »), Morin montre que pour traiter d’un sujet amoral, il est impossible de faire un film moral et, surtout, que son protagoniste fasse preuve d’une quelconque moralité. Buster se dévoile peu à peu pour devenir finalement autre chose que le Robin des bois vertueux qu’il prétend être. Sa perte d’illusions semble le transformer en personnage à la morale démissionnaire, mais Buster est en fait d’un narcissisme crasse, imbu de lui-même et de ses fausses bonnes intentions. D’ailleurs, celles-ci sont aussi ridiculisées par Morin, notamment lorsqu’on comprend que l’héritage vertueux et égalitaire de Buster repose à l’origine sur un inceste. Au bout du compte, Buster fuit ses responsabilités, ses idéaux et son pays pour s’occuper de son petit bonheur et le caractère guérilla de son projet vole en éclats. Restent alors ces voix qui, à la fin du générique, vantent les mérites de la vidéo de Buster puisqu’elle leur aura permis de fourrer librement l’impôt. La boucle est ainsi bouclée : chacun est renvoyé à sa conscience, la tragédie politique est toujours à l’œuvre et la Terre de continuer de tourner comme si de rien était.

La bande annonce de Un paradis pour tous


8 avril 2016